10 juin 2012
En quittant Nierderachdorf, vendredi 8 juin, Joseph m’avait dit : « il va pleuvoir tous ces jours. » Nous étions cependant partis. Nous avions trouvé la pluie par intermittence. Comme ça, ça peut aller. On se sèche et on repart. Vendredi 8, nous avions trouvé l’abri dans le jardin public aux portes de Straubing. Mais une fois que nous étions repartis de cette ville, les risques de pluie allaient s’intensifier. Et pas moyen de trouver un endroit semblable à celui que nous venions de tant apprécier. Je pensais que nous pouvions dormir aux abords du Danube, sous des peupliers, un foin des plus abondants pour Isidore avec le jeu de la corde coulissante… Mais après une bonne nuit, dès 5h30, il commença à pleuvoir. « Oh, ça ne va peut-être pas durer ! Viens voir Isidore que nous nous mettions à l’abri sans ce saule aux immenses ramures qui me fait penser à l’olivier de Kabylie avec ses feuilles argentées. Mais voilà que ça dure. Les branches du saule font ce qu’elles peuvent pendant un moment pour retenir la pluie et l’empêcher de nous dégouliner dessus. Seulement voilà qu’elles n’y peuvent plus rien. Isidore a baissé ses belles grandes oreilles en arrière. Ça veut dire qu’il flaire qu’il risque d’y en avoir pour un moment. Nous n’allons pas pouvoir rester là-dessous. Il faut sortir de là.
Je sais bien Isidore que tu as horreur qu’on te remette quelque chose sur le dos, lorsque tu es mouillé. Je vais déjà t’essuyer, et te frotter le dos. Ça y est le bât est remis, les sacs sanglés… Nous voilà repartis d’un endroit où cependant nous avons bien dormis.
Nous remontons en direction d’un petit village situé sur la véloroute : Hofweinzier. C’est tout petit. Mais tiens ! un abribus au cœur de ce hameau ! Arrêtons-nous là ! Si nous ne pourrons pas faire sécher nos affaires, au moins, nous éviterons qu’elles mouillent davantage. Oh et puis, il y a un banc. Et un beau foin en bordure de chemin.
Je mets Isidore à la corde coulissante. Je pends les affaires dans ce petit abri afin que l’air les sèche quelque peu. Et je me mets à relire Eloi Leclerc : « Le peuple de Dieu dans la nuit ». Ce qu’il nous fait découvrir de l’expérience vécue et réalisée par le peuple de Dieu pendant l’exil dans le canton de Nippur, lorsque les gens furent déportés en Assyrie, en Médie,… m’aide à voir un peu plus clair à travers la petite expérience que je vis, dans ce qui se provoque de déportations chaque jour pour des millions de gens à travers le monde. « Voir clair » n’est pas l’expression qui convient pour dire ce qui se passe dans cette condition perpétuelle en notre Humanité. Je préfère « comprendre », parce que le drame continue. Et puis comprendre, n’est pas juste non plus. Parce que on a tellement de mal à comprendre qu’il y a tout ce qu’il faut pour nourrir le monde des hommes à la surface de la terre mais que cela est empêché de parvenir par des lois qui en tirent profit.
Etre comme des poules mouillées cherchant un endroit où se percher au sec, ramasser au fond du sac le fromage et le pain que je croyais un peu trop sec, et qui ma foi s’avèrent très bons, ne pas savoir si la pluie va s’arrêter de tomber, ni non plus par conséquent, si on va pouvoir rebâter et sangler les sacs afin de repartir chercher une endroit plus propice.
Je lisais ce qu’avait écrit Eloi Leclerc. Je repensais à celles et ceux qu'en Algérie durant les années 1959-1960 et encore à d’autres moments, mais je pense à ce dont j’ai été témoin et complice, je repensais à celles et ceux que nous avons « déportés » d’un bout de l’Algérie à l’autre, afin d’établir le plan Challes, ce que cyniquement voulait le gouvernement français afin de se positionner le moment venu à la table des négociations en face du FLN-GPRA.
En sentant l’humidité me rentrer dans la peau et faire de l’âne et de moi des poules mouillées, j’étais renvoyé à l’humiliation que subissent tant d’êtres humains à côté de qui on passe sans les voir.
En sentant l’humidité me rentrer dans la peau et faire de l’âne et de moi des poules mouillées, j’étais renvoyé à l’humiliation que subissent tant d’êtres humains à côté de qui on passe sans les voir. Ou si on les voit dans la situation où ils sont de dénuement et de détresse de poules mouillées, on a tendance à passer à côté en ne voulant plus les voir. J’étais en train de me dire : « si au moins la pluie s’arrêtait… que l’on puisse se sécher… et reprendre notre chemin » lorsqu’une voiture s’arrêta à la hauteur de l’abribus. Trois personnes à bord, deux femmes et un homme. Une des 2 femmes avec un léger sourire :
- Wo gehen sie mit Esel ?
- Nach Bethlehem !
- Ich habe ein Pferd !
Et la voiture s’en va ! Je me remets à ma lecture.
Et voilà que peu de temps après ces gens qui s’étaient arrêtés pour me dire les quelques mots dont je me souviens reviennent avec 2 paquets de nourriture, un pour moi, de quoi faire plus d’un bon repas à midi qui approche et un 2ème paquet pour l’âne Isidore, du grain concassé, un régal pour lui. Je remercie ces gens et leur demande leurs prénoms :Karin et Christian et l’autre femme : Tania. Nous faisons un peu plus connaissance. Je les sens très attentifs au but que j’essaye d’atteindre en allant à Bethléem. Et je reconnais et le leur dis : « Bethléem ist wo die Heute Lieben » Grammaticalement, mon expression n’est pas très correcte. Mais nous nous comprenons : « Bethléem à la recherche de laquelle je me suis mis, c’est en Palestine, c’est bien vers cette ville que je tends à parvenir avec mon âne, parce que c’est là que Jésus le fils de Dieu est né de notre Humanité… C’est lui la source de la paix entre les hommes. C’est à Bethléem que ça a été exprimé pour la première fois par les anges dans la nuit de Noël : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes qu’il aime » (Luc 2,14) Mais aujourd’hui, dimanche 10 juin 2012, ces paroles porteuses de paix, moi Lucien et mon âne Isidore, nous les entendons de vous Karin, Christian, et Tania. Pour nous Bethléem, c’est déjà là à Hofweinzier »
Ces gens avec qui est en train de passer un sacré souffle d’amitié, n’arrêtent pas de sourire. Je m’émerveille devant ces gens qui prennent du temps pour ne pas nous laisser tremper dans notre condition de poules mouillées. Ce sont des gens qui passent, s’arrêtent, ne font pas semblants de vous voir mais avec des gestes de solidarité, voilà qui réchauffe le corps et le cœur. Ça nourrit d’un pain qui réchauffe. Ils nous tendent une perche, un peu comme un perchoir aux poules mouillées que nous sommes. C’est en train de nous mettre au sec. Mais il continue de pleuvoir au moment où ils repartent en voiture. D’après ce que j’ai pu comprendre ils n’habitent pas très loin d’ici. Mais au moment où ils repartent et nous disent « au-revoir », « auf-weidersehen » « leur verbe est en train de devenir chair », leur parole est vraie, authentique.
Et de fait quelques instants après, Karin et Christian sont de retour auprès de nous. Ils « font ce qu’ils viennent de nous dire. Ils viennent nous re-« voir pour nous sortir de là où nous sommes, de là où nous en sommes. »
Toujours avec le sourire, Karin m’explique qu’ils ne peuvent pas nous laisser comme ils viennent de nous trouver : « Toi, Lulu, tu viens avec moi… Nous emmenons ton âne Isidore chez une amie à 3 kms d’ici… Cette amie, c’est Brigitta, elle a des chevaux… Il y aura un clos pour Isidore et une chambre pour toi… Christian va emporter vos affaires dans la voiture. » Karin me dit tout cela en Allemand lentement et toujours avec son sourire, et de même Christian.
Oh ! comme il fait bon sortir de notre condition de poules mouillées, grâce à l’attitude de gens qui se sont arrêtés quand ils sont passés à côté de nous, qui sont revenus en nous apportant à manger à l’âne et à moi, et qui en nous disant : « au-revoir, auf-weidersehen“ reviennent nous voir, font ce qu’ils disent… C’était beau ce trajet au pas de l’âne Isidore avec Karin, de Hofweinzier à Liepolding chez Brigitta que Karin fut heureuse de me présenter : une personne qui est thérapeute et pratique son métier en union avec sa fille Bärbel, par la médiation des chevaux qu’elles élèvent dans ce coin merveilleux où nous venons d’arriver.
Grâces à toutes ces personnes nous allons pouvoir nous sécher, sortir de notre condition de poules mouillées, situation très empêchante sur le plan relationnel. Nous nous en sortons grâces à l’amitié pétrie de solidarité qui est en train de se tisser entre nous. Nous sommes si bien accueillis, que l’âne Isidore ne voudra pas quitter les lieux le lendemain matin après la si bonne nuit que nous venons de passer et en raison de la présence dans le cœur des uns des autres qui est en train de se réaliser. « Sie bleiben im main Herz. Da auch ! »
Karin m’accompagne pendant 2 kms afin de me mettre sur le bon chemin en direction de Metten, puis Degendorf.
Photo empruntée au journal "Idowa" Clic pour voir l'article en allemand.