Lettre de Jean-Marie MULLER*
En septembre 1911, Charles Péguy publie un merveilleux hymne à l’espérance :
« L’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne.
Moi-même.
Ça, c’est étonnant.
Que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux.
Qu’ils voient comme ça se passe aujourd’hui et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin.
Ça c’est étonnant. (…)
Une flamme tremblotante a traversé l’épaisseur des mondes.
Une flamme vacillante a traversé l’épaisseur des temps.
Une flamme anxieuse a traversé l’épaisseur des nuits.
Depuis cette première fois que ma grâce a coulé pour la création du monde. Depuis toujours que ma grâce coule pour la conservation du monde. (…)
Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance.
Et je n’en reviens pas. Cette petite fille espérance qui n’a l’air de rien du tout. Cette petite fille espérance[1]. »
Malheureusement, aujourd’hui, la petite fille espérance est malade, gravement malade. Le pronostic vital est engagé. Elle est atteinte du cancer nucléaire. Elle a contracté cette maladie le 6 août 1945 lors de l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima : « L’homme d’Hiroshima, écrit Jean Lurçat, a été brûlé, dépouillé, vidé par la bombe… Mais avec lui, ce sont toutes nos raisons de vivre qui ont été saccagées… La bombe n’épargne aucune idéologie, aucun système… Elle anéantit toutes les pensées de l’homme, tout le patrimoine culturel commun[2]…» Depuis cette date, son cancer n’a cessé de se développer jusqu’à se généraliser. Elle n’est plus capable d’assurer « la conservation du monde » Et Dieu lui-même commence à désespérer.
Le chant du monde de Lurçat
Actuellement, les États dotés de l‘arme nucléaire ont la possibilité de détruire la petite planète bleue qui a donné l’hospitalité à l’humanité. Face à cette menace, les hommes ne peuvent plus "croire que demain ça ira mieux". Il ne peuvent plus croire que ça ira mieux demain matin". Car les États nucléaires ne cessent de moderniser leur arsenal en affirmant haut et fort que l’arme nucléaire est la garante de leur grandeur et de leur puissance. Inévitablement, d’autres États désirent posséder eux aussi cette arme formidable. Pour que la petite fille espérance puisse guérir, il est urgent que tous les États signent une Convention mondiale d’élimination des armes nucléaires. Mais cette signature n’est pas à l’ordre du jour et elle ne le sera pas dans un avenir prévisible. Il revient donc à chaque État doté d’assumer ses responsabilités en décidant de renoncer unilatéralement à ses armes nucléaires. Et cela même ne sera possible que si les citoyens décident de se mobiliser pour obliger les décideurs politiques à s’engager dans ce sens.
Les Français devraient donc tout particulièrement s’inquiéter de la maladie de la petite fille espérance afin de tout tenter pour la sauver. Tous les Français, qu’ils croient au ciel, qu’ils n’y croient pas ou qu’ils y croient mal. Cependant, certains, parmi eux, devraient se sentir spécialement concernés : ce sont les chrétiens, du fait que la petite fille espérance dont nous parle Charles Péguy est elle-même chrétienne. Et parmi les chrétiens, les évêques, qui ont la mission de porter la parole de l’Église qui annonce la paix du Christ – Pax Christi -, ont une responsabilité particulière. Certes, il doit être bien clair que les chrétiens ne sauraient se prévaloir d’un quelconque monopole de l’espérance. Mais encore faudrait-il que les autres croyants, incroyants et mal-croyants osent affirmer leur propre espérance.
Jusqu’à présent, la seule prise de position des évêques de France est le document Gagner la paix publié le 8 novembre 1983 dans lequel la dissuasion nucléaire est justifiée en bonne et due forme : « Une dissuasion est encore légitime, avaient-ils affirmé. C’est pourquoi les nations peuvent légitimement préparer leur défense pour dissuader les agresseurs, même par une contre-menace nucléaire. » Une telle déclaration n’a pu qu’attrister profondément la petite fille espérance. D’aucuns disent qu’elle en a pleuré.
Depuis, le silence des évêques est assourdissant. Ce qui rend la situation de l’Église sur cette question de l’arme nucléaire encore plus sinistrée, c’est le texte publié en avril 2013 dans la revue Documents/Épiscopat éditée par le Secrétariat général de la conférence des évêques de France. Concernant la renonciation unilatérale de la France à l’arme nucléaire, l’auteur, Gabriel Delort-Laval, fait valoir qu’elle aurait pour « conséquence probable (…) l’affaiblissement de la parole et de la liberté d’action de la France sur la scène internationale ». Il conclut : « Concrètement, et si l’on est raisonnablement réaliste, la renonciation unilatérale par la France à la possession de l’arme nucléaire signifierait aux yeux du monde sa renonciation à être désormais un acteur de la scène internationale. « Le cher et vieux pays » prendrait sa retraite et laisserait à d’autres le soin des affaires du monde ». De tels propos, qui voudraient être péremptoires, n’ont d’autre fondement que l’illusion idéologique de croire que c’est l’arme nucléaire qui permet à la France de faire entendre sa voix dans les affaires du monde. Point n’est besoin alors d‘argumenter pour faire prévaloir la seconde hypothèse : que la France doive rester une puissance nucléaire est une évidence pour ceux qui sont « raisonnablement réalistes »…
Évoquant l’hypothèse selon laquelle l’épiscopat publierait « un document se voulant « prophétique », c’est-à-dire qui préconiserait la renonciation de la France à l’arme nucléaire, l’auteur, de manière tout à fait inattendue, estime qu’un tel document « serait reçu sans grande attention comme la simple confirmation de ce que l’on imagine être la position de l’Église ; de laquelle on attend toujours qu’évangélique rime avec « irénique », si ce n’est « angélique » ». Certes, il se peut que d’aucuns accusent d’angélisme une Église qui condamnerait la dissuasion nucléaire, mais il n’en demeure pas moins que la préméditation du crime nucléaire est diablement contraire à l’Évangile.
En définitive, Gabriel Delort-Laval ne sait conseiller aux évêques rien d’autre que de se taire face à la préméditation du crime nucléaire. De se taire, c’est-à-dire de se résigner. De se soumettre. D’abdiquer. De démissionner. De s’accommoder. De consentir. La petite fille espérance a dû encore en pleurer.
Ce qui aggrave encore la situation, c’est un article publié dans La Lettre de Justice & Paix de juin 2013 dans lequel les auteurs renvoient au texte publié par Documents/Épiscopat comme à une « position de l’Église catholique ». Eux-mêmes consentent à dire que « la France pourrait se rallier à la perspective d’un monde sans armes nucléaires à une double condition : la mise en œuvre d’un processus vérifié et ordonné de réduction jusqu’à leur élimination des arsenaux nucléaires existants détenus par les puissances nucléaires reconnues et non reconnues, et le renforcement parallèle du régime de non-prolifération de manière à empêcher, au besoin par la contrainte, toute apparition d’un nouvel État nucléaire ». Mais tout le monde sait bien que cette « double condition » ne sera pas réalisée avant une « éternité ». Ce qui signifie que, pendant tout ce temps, la France continuera à maintenir son arsenal nucléaire.
Le seul réconfort qui vient d’être apporté à la petite fille espérance l’a été par Lucien Converset, dit Lulu, un prêtre de 75 ans qui vient de parcourir à pied au pas de son âne Isidore le chemin allant de la ville de Dampierre dans le Jura à Bethléem. Parti le 25 mars 2012, il est arrivé le 17 juin 2013. Le but principal du voyage de ce véritable « fou de Dieu » était de demander aux évêques français de prendre clairement position en faveur du désarmement nucléaire unilatéral de la France. Arrivé à destination, il leur écrivit une lettre ouverte pour leur formuler sa requête[3].
Le dernier espoir de la petite fille espérance, c’est que les évêques français voudront bien prêter attention à l’appel de Lulu et de son âne.
Pour sauver de la mort la petite fille espérance.
* Philosophe et écrivain, www.jean-marie-muller.fr
[1] Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1957 Paris, p. 532-533.
[2] Les Tapisseries du Chant du monde, introduction de Jean Lurçat, Éd. Clément Gardet, Annecy, 1973.
[3] luluencampvolant.over-blog.com