Oued Fodda, le 8 mars 2014
« MON PERE, IL EST TOUJOURS TON FRERE » (Hafiz)
Très désemparé lorsqu’il faut me servir d’un téléphone portable, je suis émerveillé en voyant comment mes amis d’Oued-Fodda savent l’utiliser pour créer des liens ou les entretenir. C’est étonnant comment « le téléphone arabe » fonctionne en ces coins aussi reculés.
Yahmina et son mari viennent de me raconter qu’il faudra que nous prenions du temps lorsque nous redescendrons de chez eux, du barrage de l’Oued-Fodda, pour nous arrêter à Karimia. Car c’est là que le grand frère Ahmed habite. En effet, Yahmina, Fatima et Alia lui ont téléphoné que Lucien l’ami de leur père Mohamed est arrivé au grand barrage avec trois français. Ahmed nous attendra chez lui à Karimia.
Ahmed est le fils ainé de Monsieur Mohamed H . Il avait été obligé de s’engager dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Il avait été envoyé en 1960 dans le secteur de Constantine. C’est là-bas qu’il recevait les lettres que son père me demandait de lui écrire.
Quelles déchirures cette guerre d’Algérie aura provoquées pendant des années dans nos familles, de chaque côté de la Méditerranée. Ahmed, algérien dont le père Mohamed a des sentiments et un engagement cachés pour la libération de son peuple, Mohamed le père est obligé de laisser son fils ainé Ahmed aller combattre dans l’armée française à l’autre bout de l’Algérie. Ahmed a pour ordre de tenter d’éteindre les foyers d’insurrection et d’annihiler les poches de résistance de son propre peuple algérien, face au maintien de fer et de feu de la présence colonisatrice française.
Mais Ahmed n’a pas pu attendre que nous redescendions à Karimia (ex Lamartine) pour nous saluer. Il veut nous voir et nous rencontrer dans l’immédiat du moment où il apprend notre arrivée dans leur pays. Il demande à ses fils de le monter en voiture de Karimia à Oued-Fodda… Le voilà qui arrive.. Il s’est revêtu de ses plus beaux habits : sa belle gandoura blanche sur laquelle il a disposé sa grande et splendide djellaba pour nous accueillir. Nous nous embrassons comme des frères, les frères que nous sommes devenus par la parole créatrice de son père qui m’avait dit « qu’il était comme mon père, et que j’étais comme son fils. » Une profonde émotion envahit nos êtres.
Beaucoup de signes de cette fraternité s’échangent entre nous. Monsieur Mohamed H. est mort, mais le souffle de la fraternité suscité par sa parole de père est toujours vivant. Ni la distance, ni le temps, ni la guerre ne l’ont érodé.
Il a fait pousser la paix.
- Comment vas-tu Lucien ? Ta santé ?
- Et ta santé à toi Ahmed ? Tu me sembles bien fatigué.
- Voici mes fils … C’est eux qui m’ont conduits jusqu’à toi … Ils s’appellent Hafiz et Abderahmane …
- Je suis heureux de voir tes enfants, tes sœurs et leurs maris, leurs enfants, tes neveux et nièces, les petits-enfants de Monsieur Mohamed H. …
- J’ai encore d’autres fils : Mohamed, Mustapha, Rachid … Regarde combien déjà tu comptes à leurs yeux …
- Bien que nous ne nous soyons encore jamais vus … C’est la parole de ton père qui nous a fait frères.
En nous embrassant à nouveau et en nous serrant très fort dans les bras l’un de l’autre, je dis : « Mais à propos Ahmed, est-ce que nous nous sommes déjà vus toi et moi ? Je n’en suis pas sûr. Je t’ai écrit sous la dictée de ton père lorsque tu étais soldat dans l’armée française. Je ne suis pas sûr que nous nous soyons vus.
En 1960, toi et moi nous étions l’un et l’autre loin de notre père, moi du mien, toi du tien. Je me souviens que la parole de ton père en Algérie avait apporté de la paix dans le cœur de mon père en France, ainsi que dans le cœur de ma mère et de mes frère et sœurs. Mais toi Ahmed, je pense que c’est dans les yeux et dans le regard de ton père que je t’ai vu, dans la force de ses paroles que je t’ai entendu.
Mais, comme on est en train de se voir, j’ai l’impression que c’est la 1ère fois que je te vois aujourd’hui. C’est dans le regard de ton père et dans ses yeux, dans ses paroles et dans ses mots que je t’ai connu. »
Avec beaucoup de déférence et de respect à l’égard de leur père et de moi, les fils d’Ahmed et leurs cousins écoutent et regardent ce qui se passe entre leur père et moi. Et voici qu’un des fils d’Ahmed me dit : « Mon père, il est toujours ton frère »
Oh, comme elle est belle l’œuvre d’une parole comme celle que prononça ton père à mon égard, Ahmed ! C’était lorsque la guerre m’avait emmené, moi, loin de mon père, et toi Ahmed loin de celui dont la parole nous rendaient frères. Je me souviens combien en France, particulièrement dans le cœur de mon père et dans celui de ma mère, dans celui de mes frère et sœurs, cette parole avait suscité de paix et de sécurité, grâce aux lettres que nous nous échangions. Les actes de ton père correspondaient tellement aux paroles qu’il prononçait. Il faisait ce qu’il disait, lorsqu’à nos retours d’opérations, tout bouleversé que j’étais, je pouvais trouver ouverte la porte de votre maison familiale à laquelle j’étais venu frapper. Il m’était possible d’entrer chez vous et de m’y trouver comme chez nous…
« Les enfants, préparez le thé à la menthe pour Monsieur Lucien … n’allez pas le déranger dans son bureau, il est en train d’écrire… « Monsieur Mohamed H. avait dénommé une pièce de votre mechta : « bureau de Monsieur Lucien. » C’est là que je ramassais dans mon cahier les paroles vives de mes camarades et les miennes durant les opérations Etincelle et Jumelles. J’y racontais aussi nos silences, le travail de nos consciences, la quête de quelqu’un de référent à qui j’aurais pu confier tout ce qui défigurait notre humanité, la mienne et celle des autres. Quelqu’un à qui j’aurais pu demander et dire : « Dites-nous que nous avons raison de vouloir arrêter et stopper cette guerre qui n’en finit pas. »
Il y avait Toi ami Jésus. Dans la prière, je te trouvais résident et dans cette mechta et dans ma conscience. Mais en même temps, j’avais besoin de parler à quelqu’un de la façon de me dégager, libérer de cet enfer-mement dans lequel nous nous trouvions coincés et emprisonnés. J’aurais voulu trouver quelqu’un qui me dise ce que tu me disais ami Jésus, je cherchais un homme de France, de l’Eglise à qui j’aurais pu demander : « Dis-nous qu’il n’y a pas d’aménagement de la guerre, qu’il n’y a pas de manière humaine de faire la guerre. Dis-nous que nous avons une intuition juste en voulant rendre nos armes et nos bagages… »
C’est dans ce « bureau » que j’écrivais les lettres que ton père me demandait de t’envoyer Ahmed, c’est là aussi que j’écrivais les lettres à ma famille. C’est là que je venais relire celles que ma maman m’écrivait. J’en écoutais la musique familiale. Comme j’étais heureux de lire qu’ils avaient confiance qu’il ne m’arriverait rien de mal. En effet, la parole de ton père à mon égard, dont j’avais fait part à mon père et à ma mère, avait porté jusqu’à eux l’humble force constructive de demeurer des bâtisseurs de paix. Grace à ton père, ensemble, nous organisions notre défense de manière non violente, face au déferlement dévastateur de la violence et de l’horreur des armes. J’aimais beaucoup lire et relire dans « mon bureau de votre mechta », les lettres de ma maman toutes remplies de mots d’amour et de tendresse, il y en avait toujours quelques uns qui étaient adressés à votre famille, ils étaient tout emprunts de respect. Ma maman y adjoignait ceux de mes petits frère et sœurs. C’était notre manière très humble « de faire cesser le feu » de cette horrible guerre.
Aujourd’hui, en ces retrouvailles avec Ahmed chez ses sœurs et leurs familles, en cet endroit même où nous avions tissé nos liens de fraternité malgré la guerre fratricide que nous nous faisions …
Aujourd’hui 8 mars 2014, il s’accomplissait entre nous, en présence de Claude, Nelly et Bernard, comme un travail de contemplation. Ça transparaissait certainement sur nos visages et dans nos gestes. Une relation intense et profonde existait entre le peuple algérien et le peuple français par notre humble médiation.
De là où habitent Yahmina et son mari, nous sommes invités à passer dans le lieu où réside Fatima et son mari et leurs enfants … Ils sont tous là … comme je voudrais garder dans mon cœur et dans ma mémoire leurs prénoms à chacun… J’en écris bien quelques uns, comme il faudrait prendre le temps d’écouter l’histoire de chacun… En effet, comment trouver les mots pour entendre l’histoire d’Alia qui est là… et celle d’Abdelkader qui n’est plus là … il a été tué peu après les moines de Tibhirine … Que sont devenus sa femme et ses enfants ?
Nous savourons chez Fatima et son mari les gâteaux et le thé à la menthe et le café confectionnés par les membres de la famille servis dans les plus belles tasses et vaisselle qu’ils possèdent. C’est bien lui Ahmed, fils ainé, dans le cœur de qui est resté déposée la parole du père : Mohamed. Il était fondamental que ses sœurs Yahmina, Fatima et Alia se dépêchent de faire venir ici même leur frère ainé pour nous rencontrer, mais en quelle année et pourquoi lui-même Ahmed est il redescendu de Oued Fodda à Karimia ?
Durant les trop courts instants que nous venons de vivre, il s’est créé une intensité de relations merveilleuses. Il va être très dur de nous quitter et de nous dire au-revoir. Il s’engendre dans de tels adieux, même si on n’en dit mot, une sorte de promesse évidente : « C’est sûr, hein, que nous allons nous revoir … Toi Lucien, tu reviendras en Algérie pour venir chez nous nous revoir … Nous, on fera tout pour aller te voir en France … »
Nous retrouvons Monsieur Sid Ali le chauffeur de taxi qui a passé tout l’après-midi à parler avec le gardien du barrage et les hommes venus causer avec eux… Nous quittons le barrage d’Oued Fodda pour descendre à Karimia. Nous nous arrêtons chez Ahmed en plein cœur de la ville, saluer son épouse Zohra.
Une fois encore, nous buvons le thé à la menthe et mangeons les petits gâteaux confectionnés par cette femme. Nous nous exprimons ainsi avec beaucoup de respect, les sentiments de la fraternité, nous sentons bien qu’il ne faudra pas attendre trop longtemps pour nous revoir … Inch Allah !
Au moment de nous quitter, nous nous saluons en nous tenant dans les bras l’un de l’autre Ahmed et moi. Je repense à l’embrassement de son père Mohamed à mon égard quand, en septembre 1960 je quittais le barrage en pleine guerre. J’étais venu saluer Monsieur Mohamed H. et sa famille. Nous avions tenté de nous exprimer des signes de paix et l’humble petite espérance que la guerre s’arrêterait bien vite. Lorsque nous quittons Oued Fodda aujourd’hui, j’apprends par Hafiz et Abdéramane que leur papa est gravement malade et qu’ils ont du mal à trouver les médicaments qu’il lui faudrait pour se faire soigner. Ils me donnent photocopie de l’ordonnance pour l’obtention des médicaments. Ils nous accompagnent en nous précédant avec leurs voitures, nous les suivons jusqu’à ce qu’ils nous mettent sur le chemin qui nous fait directement retrouver la route qui va de Chelef à Alger. Hafiz et Abdéramane nous font comprendre les paroles des prophètes Isaïe et Zacharie qui logent dans mon cœur depuis longtemps : « Regardez ! C’est la première fois que nous vous voyons, mais déjà vous comptez beaucoup à nos yeux. Vous avez du prix, qu’est ce que vous êtes précieux. » (Zach. 9, Isaïe 49) Notre grand père Mohamed t’avait dit Lucien : « Je suis comme ton père, tu es comme mon fils. » Et bien, nous te disons aujourd’hui : « Notre père Ahmed, il est toujours ton frère ».