Ils se démunissaient de leurs propriétés... (Ac. 2, 45)
TIBHIRINE, lundi 10 mars 2014
ILS SE DEMUNISSAIENT DE LEURS PROPRIETES ET EN PARTAGEAIENT LE PRIX ENTRE TOUS (AC. 2, 45)
Au moment où Samir et Youssef nous apparaissent en nous ouvrant les portes du monastère de Tibhirine, mes amis Nelly et Bernard, Claude et moi, nous sommes fortement impressionnés. C’est vous tous les membres de notre escorte conduits par Jean-Marie, qui entrez avec nous dans ce jardin-source. Nous prenons le temps d’entrer tout doucement dans cet endroit où nous sommes attendus. Nous accédons en un lieu où des membres de l’humanité reçoivent d’autres membres de cette même humanité. Ça me fait deviner qu’il se passe là à Tibhirine en ce moment et en ce lieu, avec les gens avec qui nous nous rencontrons, ce qui s’est passé au commencement de la communauté chrétienne. Vous savez quand nous lisons dans les Actes des Apôtres : « Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun. » (Actes 2, 44-45)
Un café et un petit déjeuner nous sont offerts au cours duquel Jean-Marie nous présente Patrick MORVAN, un prêtre en retraite, arrivé à Tibhirine depuis quelques mois pour donner de son temps. Il veut lui aussi, rendre possible avec Jean-Marie, Samir et Youssef, que les gens qui se présentent devant la porte du monastère comme nous le faisons aujourd’hui, puissent y entrer afin d’y ramasser ces graines de la non violence qu’ils sont venus chercher. Patrick est originaire de la Bretagne. Il a été curé en Seine Saint-Denis à Sevran où j’ai été en stage en banlieue ouvrière durant les années 1965-1966. Nous y avons connus les mêmes amis, notamment Pierre THION et Pierre DUPONT. Patrick a été soldat en Algérie pendant la guerre dans les années 1961-1962, un peu après que Claude et moi en soyons revenus. Patrick nous dit : « En présence des musulmans, en voyant leur foi, j’ai eu le coup de foudre pour le peuple algérien. J’ai découvert l’originalité et l’identité de ma propre foi. En Seine Saint-Denis j’ai rencontré beaucoup de musulmans, je me suis lié avec eux. Voilà un peu les raisons pour lesquelles j’ai voulu venir un an à Tibhirine. C’est merveilleux d’être ici. » Je lui dis : « Tu veux continuer ce qu’ont fait Anne et Hubert PLOQUIN pendant un an et demi … Nous vous disons notre reconnaissance d’être les facilitateurs de notre démarche. »
En écoutant ces hommes, Jean-Marie et Patrick, nous sentons qu’il y a en ce lieu comme un souffle … une présence de l’Esprit du Christ Jésus… que c’est cela que les moines faisaient habiter en eux. Vous nous permettez de laisser cet esprit entrer en nous, amis Jean-Marie, Patrick, Youssef, Samir et gens de Tibhirine. Belle équipe de jardiniers que vous êtes ! Vous nous faites découvrir comment cultiver notre propre jardin quand nous serons rentrés en France. Ainsi, avance humblement, dans l’humus, au profond de l’humanité, la culture de la non violence.
Jean-Marie nous indique dans quelles chambres nous pourrons déposer non seulement nos sacs à dos mais aussi, laisser se planter au fond de nous-mêmes tout ce que nous aurons découvert de « La Force d’Aimer », qui habitait et habite toujours le cœur des moines. Un cadeau inestimable m’est offert par Jean-Marie, auquel je n’aurais jamais pensé : « Tu auras la chambre de Christian de CHERGE ». Dans l’immédiat, je me dis en moi-même : « C’est là que Christian a écrit la deuxième partie de son testament… »
Puis Jean-Marie, partant rejoindre Samir et Youssef au jardin, nous remet dans les mains de Patrick. C’est beau comment Patrick nous dit : » Si vous voulez bien, nous allons continuer à entrer dans cette maison … et en même temps, vous et moi, nous laisserons entrer en nous le souffle de la non violence qui travaillait l’être des moines. De plus en plus, cette maison devient la maison de gens du monde entier. C’est merveilleux de voir tous ces gens qui viennent chercher et entendre ce que les moines ont semé ici. J’ai entendu Jean-Marie tout à l’heure vous indiquer en entrant, l’endroit où frère Luc recevait et soignait les villageois…
Lors de la terrible nuit de l’enlèvement, le 26 mars 1996, frère Jean-Pierre dormait et n’a rien entendu. Nous pensons que les ravisseurs se sont introduits dans l’enceinte du monastère par le jardin…
Venez ! Nous allons nous diriger vers la chapelle installée en 1976 dans l’ancien pressoir du domaine viticole… Que de chants psalmodiés ont été exprimés en ce lieu … Le film « Des Hommes et des Dieux » n’a pas été tourné ici, mais cependant il traduit toute la belle dignité avec laquelle ces hommes ont prié Dieu leur ami et notre Père ici dans cette chapelle, encore le soir du 26 mars, quelques heures avant leur enlèvement … quand ils ont dit complies … et chanté Bonsoir à Notre Dame de l’Atlas : Salve Regina et qu’ils l’ont appelée Mère de Miséricorde »
Nous nous arrêtons un long moment en ce lieu sur l’invitation de Patrick. Nous ressentons votre présence, Christian, Christophe, Luc, Paul, Michel, Bruno et Célestin, qui avec Amédée, Jean-Pierre et tant d’autres, avez donné votre confiance à Celui qui savait vous rassurer parce qu’Il communiait à vos doutes.
Les jours où les paroles du psaume 21 résonnaient en ce lieu, vos mots étaient en alliance avec ceux de Jésus avec les cris de beaucoup de gens du village de Tibhirine et de toute l’Algérie : « Père, on a l’impression que tu nous abandonnes … durant le jour, aucune réponse à nos cris de détresse … On ne verra donc pas le bout de cette guerre fratricide … Et durant la nuit, quand on voudrait avoir un peu de repos et de répit, pas moyen d’avoir un peu de silence, c’est le bruit des armes que nous entendons et qui nous déchire … nous avons peur. »
Frères moines, c’est là que vous veniez à heures régulières, exprimer les assauts surprenants et inattendus qui déchiraient la vie des gens du village et la vôtre. Vous pétrissiez tout ce temps de prière d’une foi confiance, enracinée, dans le fait que pour vous, Jésus est Bon Pasteur, Bon Berger. Là où il vous emmène, c’est là où il a été conduit par l’Esprit. Pas facile de dire, pas facile de reconnaitre que le chemin de croix est un juste chemin. Comment se laisser dire que rien ne vous manquera, alors que vous avez l’impression un peu plus chaque jour que l’on vient vous prendre votre vie. Combien de fois, vous vous êtes offerts les uns aux autres dans les psalmodies exprimées en deux chœurs,
- les questions angoissantes qui sont les vôtres et celles de vos voisins
- et les paroles pacifiantes de Jésus : « Je suis avec vous pour toujours, avec vous et avec tous ceux que vous portez dans vos cœurs »
Vous étiez confiants que Jésus en les disant à vous, les disait aussi aux gens du village et par là, à tous les gens de l’Atlas. Vous écoutiez dans les mots psalmodiés, le timbre de la voix de votre Maitre et Ami Jésus … vous compreniez que ce qu’il vous disait à chacun, c’était adressé aussi à tous en commun. Tout en entendant les peurs et les effrois des uns et des autres mêlés aux vôtres, vous chantiez que l’amour du Christ vous était donné à tous.
Là, en ce lieu, dans combien de psaumes vous reconnaissiez que la situation des membres du peuple algérien était comparable à celle des tourterelles et des hirondelles, des passereaux et des moineaux, effarouchés, effarés, effrayés, par les violences qui leur étaient faites … les gens eux-mêmes, venant voir le frère Luc pour soigner leurs blessures et leurs maladies, vous faisaient comprendre : « Petits oiseaux que nous sommes, nous vous en supplions, ne partez pas … demeurez , afin que nous puissions être au moins comme des oiseaux sur la branche … Pour cela, il faut que vous, les branches de l’arbre vous restiez. » Vous compreniez et faisiez tout pour demeurer branchés sur Jésus, le Fils de Dieu. L’un de vous, allait lire la parole de Dieu en Saint Jean au chapitre 15 : « Pour porter un fruit qui demeure, restez branchés sur Moi. » et vous lui disiez en chœur : « Sans Toi, sans ta manière de vivre et d’aimer, nous ne pouvons rien faire. »
Patrick nous racontait qu’à plusieurs reprises, des hommes avaient surgi en armes aux portes du monastère et même à l’intérieur. Les moines avaient réagi en disant : « Ici, c’est une maison de paix, il est insupportable d’y tenir des armes. Sortons » Les moines avaient réussis à faire comprendre à ces hommes qu’il ne fallait pas entrer ici avec leurs armes. Nous-mêmes aujourd’hui, nous comprenions que nous sommes appelés à nous désarmer, à nous défaire et à nous démunir de nos violences. Nous nous engageons à nous arrêter dans la course aux armements de toutes sortes de manière unilatérale.
Avec Christian de CHERGE et avec vous tous, frères moines, nous faisons cette prière : « Désarme-moi, désarme-les »