Ce qui est effrayant dans la dissuasion nucléaire, au-delà des risques de mort et de destruction qu’elle fait peser sur l’humanité, c’est la déraison des hommes qui s’enferment dans une logique nihiliste de mort et de destruction. Hiroshima, Nagasaki… Par l’explosion de la Bombe, toutes les pensées de l’homme ont été saccagées…
La préparation du crime nucléaire est l’attentat le plus grave perpétré contre le caractère sacré de la vie humaine, en cela d’abord qu’elle fait peser une menace de mort sur des millions de personnes innocentes, et en cela surtout que, par elle-même, elle nie et renie la sacralité de l’humanité de l’homme, de tout l’homme et de tous les hommes. L’existence même de l’arme nucléaire consacre l’échec de toutes les morales, de toutes les philosophies, de toutes les spiritualités, de toutes les sagesses, de toutes les religions. La dissuasion nucléaire est la défaite de la raison, la défaite de la pensée, la défaite de l’intelligence. La défaite de l’humanité.
Chaque citoyen(ne) est donc sommé(e) de prendre ses responsabilités face au défi des armes nucléaires. Pour autant, parmi les citoyens certains ont une responsabilité particulière dès lors qu’ils sont les porte-parole d’une communauté qui a vocation à faire valoir ses propres exigences éthiques. C’est ainsi que les évêques qui sont les porte-parole de la communauté catholique ont une mission spécifique dans le débat politique concernant l’arme nucléaire. Leur parole reste une parole citoyenne mais leur fonction de clerc leur confère un surcroît d’autorité.
1983 : les évêques français légitiment la dissuasion nucléaire;
Dans un document adopté par la Conférence épiscopale française le 8 novembre 1983 et intitulé Gagner la paix, les évêques français d’alors justifient en bonne et due forme la dissuasion nucléaire. (Cette déclaration a été adoptée par 93 oui, 8 non et 2 abstentions) Ils s’inspirent directement de la déclaration du pape Jean-Paul II qui, dans un texte lu devant l’Assemblée plénière des Nations Unies le 11 juin 1982, affirmait : "Dans les conditions actuelles, une dissuasion fondée sur l'équilibre, non certes comme une fin en soi, mais comme une étape sur la voie d'un désarmement progressif, peut encore être jugée comme moralement acceptable » Malgré sa formulation confuse et ambiguë, cette « petite phrase » ne pouvait pas ne pas être comprise comme une justification de la dissuasion nucléaire.
« Une dissuasion est encore légitime, affirment les évêques français. C’est pourquoi les nations peuvent légitimement préparer leur défense pour dissuader les agresseurs, même par une contre-menace nucléaire. » La très officielle « note explicative » donnée à la presse par les évêques est explicite : « En ce qui concerne la stratégie de la France, l'emploi serait inacceptable : il s'agirait d'une guerre totale par frappe anti-cités. Mais la qualification morale de l'emploi rejaillit-elle sur la "simple" menace ? Il semble que non, si risquée que soit la distinction." En réalité, cette distinction n'est pas risquée, elle est insensée. La menace n'est jamais "simple", mais elle est indissolublement liée à l'emploi qui, seul, peut lui donner une éventuelle signification politique et militaire.
Le 11 novembre 1983, Jacques Gaillot "affiche" sa dissidence sur la place publique en publiant dans Le Monde un article intitulé « Pourquoi j’ai voté contre ». Il affirme : « En ces propos, aucune rumeur d'Evangile qui ouvre à l'espérance. » En effet, en justifiant la préméditation d’un crime contre l’humanité qui est le ressort même de la dissuasion nucléaire, les évêques ont nié l’Evangile.
2018 : les évêques français condamneront-ils la dissuasion nucléaire ?
Alors que j’avais rappelé à un ami la déclaration des évêques justifiant la dissuasion nucléaire, celui-ci me répond : « Puisque les évêques (de l'époque) avaient pris position en 1983 via la Conférence épiscopale française, pourquoi ceux d'aujourd'hui ne pourraient-ils pas le faire en 2018 sur cette question ? » Cette réflexion est certainement justifiée. Depuis trente-cinq ans, en effet, le totalitarisme soviétique s’est effondré, essentiellement du fait de la résistance non-violente des populations civiles de l’Europe de l’Est.
Sur le fond, le texte de 1983 atteste que réflexion critique sur la dissuasion nucléaire est de la compétence des évêques. Au demeurant, elle l’est davantage lorsqu’il s’agit de la contester que lorsqu’il s’agit de l’approuver. Cependant, il existe une différence radicale entre la déclaration de 1983 qui cautionne le pouvoir politique et militaire et une éventuelle prise de position en 2018 qui ne pourrait que le contester. L’Eglise a toujours été tentée de se montrer complaisante envers les pouvoirs établis, alors qu’elle a toujours été réticente à faire preuve d’intransigeance à leur encontre. Il n’a fallu aucun courage aux évêques pour justifier la dissuasion nucléaire. Mais il leur faudra beaucoup de force et d’audace pour la condamner.
Pourtant, il leur suffira, comme en 1983, de reprendre à leur compte les récentes déclarations de l’évêque de Rome. Dans son discours prononcé le 10 novembre 2017 lors de la conférence pour un désarmement intégral, le pape François a dénoncé les effets pervers des « coûts de modernisation et de développement des armes nucléaires » : ils « représentent un poste de dépenses considérable pour les nations, au point de devoir laisser au second plan les priorités réelles de l’humanité souffrante : la lutte contre la pauvreté, la promotion de la paix, la réalisation de projets éducatifs, écologiques et sanitaires et le développement des droits humains ». Il a également exprimé un vif sentiment d’inquiétude en considérant « les conséquences humanitaires et environnementales catastrophiques qui découlent de n’importe quel usage des engins nucléaires ». C’est pourquoi, a-t-il précisé, « si l’on considère aussi le risque d’une détonation accidentelle de telles armes due à n’importe quel type d’erreur, il faut condamner fermement la menace de leur usage, ainsi que leur possession (c’est moi qui souligne), précisément parce que leur existence est inséparable d’une logique de peur qui ne concerne pas seulement les parties en conflit, mais tout le genre humain ». Il est remarquable que l’évêque de Rome ne s’en tienne pas à condamner la menace de l’usage des armes nucléaires, mais qu’il condamne avec la même fermeté leur « possession ». Cette condamnation est décisive car elle invite chaque Etat doté d’armes nucléaires à renoncer à leur possession.
Une déclaration publique de la Conférence épiscopale française condamnant la possession par la France des armes nucléaires sera un événement majeur. Elle constituera l’irruption de l’Evangile dans une société matérialiste dépourvue de toute éthique, elle bousculera tous les dogmes politiques établis. Cette prise de position éthique et politique aura l’effet d’une véritable conflagration. Cette perspective risque de faire peur aux évêques. Mais se taire ce serait une nouvelle fois nier l’Evangile. Nous voulons donc croire qu’ils sauront surmonter leur peur pour être fidèles à l’espérance.
Selon Jean Lurçat, c’est seulement lorsque les hommes auront eu la sagesse de libérer la terre de l’armes nucléaire qu’il sera possible de célébrer la vie et de chanter le monde : “Ce Chant du Monde ne sera plausible, possible, le monde n’osera aborder le Chant, que lorsque la Grande Menace de cette immense, immonde pustule de la Bombe, sera, d’un commun accord, arrachée de la chair des hommes. ”
Jean-Marie MULLER
* Philosophe et écrivain.
www.jean-marie-muller.fr
Dernier ouvrage paru : La violence juste n’existe pas / Oser la non-violence, le Relié.