Dampierre, vendredi 19 octobre 2018
LORSQUE NOUS SAVONS NOUS REJOUIR DE CE QUE LES AUTRES REUSSISSENT
Dans le courant de l’été, partis en balade le long du chemin du halage au pas des ânes avec tout un groupe de jeunes amis de Dampierre, j’avais été heureux de voir comment Julien et Hamilton qui avaient eu l’initiative de cette randonnée, les grandes sœurs des enfants, et de grands jeunes comme Manon, Vincent et Violette, s’étaient poussés pour faire de la place aux enfants. Ainsi, la balade était devenue l’affaire des enfants. C’était chez les enfants, pour eux, avec eux que tout cela s’était réalisé et accompli. Et nous nous étions réjouis de ce qui s’était passé, les uns grâce aux autres.
En allant à Charix dans l’Ain avec ma sœur Bernadette chez ses enfants Esther et Arnaud, j’ai été plusieurs fois témoin de quelque chose de très simple et en même temps de très beau. Esther et Arnaud ont deux enfants Rose et Gaby. Rose est déjà au collège, elle nous partage avec joie tout ce qu’elle découvre de la vie. Elle sait, sans s’effacer, laisser une belle place à son jeune frère Gaby, pour que lui aussi puisse nous offrir le fruit de ses découvertes. Discrètement je dis à Rose : « C’est beau comme tu sais laisser ton frère Gaby s’exprimer et l’écouter. C’est une grande joie pour nous de voir comment tu es heureuse que ton frère trouve sa place. »
Aujourd’hui 19 octobre, il va nous arriver quelque chose de même veine. J’essaie et je lutte afin de me maintenir « dans ces lignes de fractures, dont parle Pierre Claverie, d’où la violence peut surgir et ébranler l’unité de l’humanité. » Je suis heureux d’y être témoin des réparations et reconstructions qui s’y opèrent, et du surgissement de forces non-violentes, insoupçonnées qui s’y entremêlent.
J’ai passé quinze ans de ma vie à tracer dans les rues de Salins et aussi dans les sentiers des villages environnants, avec des enfants et des jeunes, souvent au pas des ânes. Les confidences de ces enfants me révélaient beaucoup de cassures, de bosses et de cabosses encaissées depuis leurs plus jeunes années. La première randonnée que nous avions réalisée, c’était avec Mickaël et ses frères. Nous étions allés chercher deux ânes au-dessus du Val d’Héry chez Hervé jeune instituteur, à Valempoulières. Qu’est-ce que nous avions aimé parcourir ensemble au retour, le sentier qui longe la Furieuse... entrer dans la ville de Salins... réaliser la crèche vivante dans l’hôpital... Geneviève, la maman de Mickaël et de ses frères, Raymonde, la maman de François et de ses frères et sœurs, avaient été heureuses d’être présentes en ces instants et de voir ce jour-là, ce que réalisaient leurs fils. Il y avait quelque chose de Noël, de natif, de renaissant au creux de cette crèche rendue vivante. Dans beaucoup d’autres moments de leurs vies de mères, à la ressemblance de cette femme MARIE qui est mère de Jésus, GENEVIEVE mère de Mickaël, et RAYMONDE, mère de François, ne savaient pas trop ce que feraient leurs fils. Souvent les mères ne savent pas ce qu’il adviendra de leurs enfants. Il est fortement probable que ça fait partie de la condition de mère, de ne pas trop savoir le chemin que va prendre le fils de l’homme avec qui elle l’a mis au monde, en dehors d’elle. Il va falloir que la mère soit aux côtés du fils, pour qu’il soit l’homme qu’il est appelé à être, quoi qu’il arrive. C’était étonnant comme ces femmes se ressemblaient. Sans doute que pour ma maman c’avait été pareil par rapport au fils que je cherchais à devenir.
En ce temps-là de la traversée de Salins, je me souviens qu’en mon cœur je priais, je me confiais dans le souffle de Jésus. Je nous confiais à la mère du Fils de l’homme, en pensant à nos mères bénies entre toutes les femmes, avec toutes les femmes, pour que ces jeunes Mickaël et ses frères, François et ses frères et sœurs, et moi et mes frères et sœurs, nous parvenions à travers les relations avec nos mères, à notre maturité d’enfants de l’humanité, cherchant et trouvant douloureusement la présence de nos pères et de nos repères, découvrant notre condition de fils et de filles de Dieu. « Le Verbe se faisait chair, pour que de notre chair blessée jaillisse une parole qui nous libère »... Il est né le divin enfant, le Fils de Dieu s’est fait homme, pour que, enfants de nos mères et de nos pères, nous prenions conscience que nous sommes fils et filles de Dieu, notre Père... notre Mère.
Et puis, quelques années plus tard, un jour, un grave accident eût lieu sur les plateaux de Salins. Mickaël faillit y perdre la vie. Sa voiture s’était encastrée dans un camion. Avec son corps tout abîmé, Mickaël sombra dans le coma.
Le plus souvent qu’elle pouvait, la maman de Mickaël et ses frères, allaient le voir à l’hôpital de Besançon. De temps en temps, nous étions une équipe d’amis qui, avec les membres de sa famille allaient lui rendre visite. Combien de fois j’ai été témoin de l’attitude et de la parole ressuscitante venant de la maman à l’égard du fils : » Mickaël, mon petit, tu t’en sortiras. »
Je pensais à la Pietà qui est représentée par une statue émouvante qui est à gauche quand on rentre dans l’église Saint Anatoile. Elle représente la Vierge Marie, femme recevant le corps de son Fils Jésus tout démantibulé, qui vient d’être décloué de la croix. On le lui a déposé tout contre son corps, à elle, mère, à l’endroit d’où il était né et sorti. Je me souviens qu’en nos rencontres de pastorale, de SCEJI, de JOC, Jean-François et Bruno, ayant subi un accident semblable à celui de Mickaël, ayant sombré comme lui dans le coma, Jean-François nous avait dit, un jour avec émotion : « Ma maman elle m’a mis au monde deux fois, la première fois quand je suis sorti de son ventre et la deuxième, quand je suis sorti du coma » Il y avait eu quelque chose de semblable entre Jésus et Marie. Quand on lit l’évangile, bien dans le creuset de ces lignes, la Vierge Marie y est pour quelque chose dans la résurrection de Jésus. Je suis persuadé et profondément confiant que Dieu le Père, se réjouit de ce que Marie a fait, de la façon dont elle s’est comportée lorsque le corps de Jésus fut logé sur ses genoux, contre son ventre.
Au temps où Mickaël était dans le coma, il y avait eu des paroles fatalisantes à l’égard de son état : « Le Mickaël avec ce qui lui est arrivé... dans l’état où il est... jamais il ne s’en sortira... »
Ça me faisait penser à ce qui se racontait au pied de la croix : « Descends donc de la croix maintenant… Dis voir ce que tu en penses, toi qui voulais relever le temple en trois jours… »
Et bien Mickaël, il s’est sorti du coma, de l’hôpital, de l’effondrement, il est revenu à Salins. Avec sa famille et ses copains, nous avons pu chanter ce jour-là : « Mickaël est de retour, Alléluia ! » Bien sûr que son retour se réalisait grâce à l’amour de sa maman et de ses frères, grâce à l’amitié de beaucoup d’amis et grâce à la compétence de beaucoup de gens de la santé, du CRF, de la Maison d’Accueil Spécialisé et bien sûr du foyer Prévert, de l’ESAT de Saint Michel le Haut. Beaucoup disent : « C’est vrai on a fait ce qu’on a pu... ce qu’on devait faire... mais vous savez, c’est incroyable le moral que Mickaël nous donne à tous quand on le rencontre. Déjà par son sourire... son accueil... son regard... les mots qu’il sait trouver et nous dire, assis sur son fauteuil-roulant quand on le rencontre dans les rues de Salins... » Avant mon départ pour Bethléem en mars 2012, j’étais allé saluer Mickaël à la Maison d’Accueil Spécialisé... J’étais allé saluer aussi sa maman et ses frères... Déjà j’avais entendu des paroles re-suscitant, sa vie et la nôtre. Cela m’avait apporté une profonde joie. J’étais parti avec ces trésors dans mon cœur, dans mon sac à dos et sur le bât de l’âne Isidore. De même pour le regard et le sourire d’Elia à Marnoz. En partant marcher en direction de Bethléem, à la rencontre du Très Bas, je m’étais réjoui de ce que Mickaël et Elia réussissaient à remettre debout des gens, sans pouvoir marcher eux-mêmes. Ça m’avait mis dans l’humus, dans l’humilité, très bas. J’étais parti. C’est vrai, j’étais heureux de marcher, mais en même temps je me réjouissais de ce que c’étaient Mickaël, Elia et combien d’autres qui réussissaient en se relevant, à remettre le monde debout. Le monde entier tenait debout grâce à ce mouvement insurrectionnel et ressuscitant.
Et voilà qu’aujourd’hui, vendredi 19 octobre 2018, grâce à la présence et la délicatesse de Manon et de François, jeunes éducateurs, Mickaël, Éric et toute une équipe d’amis du foyer Prévert, nous nous apprêtons à vivre une ballade au pas des ânes qui va nous emmener de Dampierre à Fraisans. Nous y serons accueillis par Christine dans l’espace culturel des Forges, ça va être important pour tous ces jeunes travailleurs de l’ESAT de Salins de se retrouver à l’endroit où tant de jeunes ouvriers et ouvrières ont forgés les outils nous permettant d’accomplir nos ouvrages. Mickaël arrivera en fauteuil roulant. Nous le hisserons sur la charrette tirée par les ânes Gamin et Rameaux, cousins de l’âne Isidore.
Christine nous racontera les dures conditions de vie des ouvriers des forges de Fraisans au XIX ème siècle et au début du XXème, beaucoup de ces ouvriers venant aussi des villages environnants Fraisans et Dampierre. C’est dans la terre du hameau des Minerais et du village d’Ougney, qu’avait été extrait le premier minerai de fer. Il avait été apporté jusque dans les forges, sur des charrettes semblables à la nôtre. Les grands chantiers qui avaient été rendus possibles, notamment celui-là de la tour Eiffel, racontés par Christine, nous émerveilleront.
Éric et Aude arrivent en premier un peu avant midi pour préparer la rencontre qui commencera à 14 heures. Je leur offre l’apéritif jus de pommes. D’emblée, nous parlons de Mickaël.
Éric : « Le matin, Mickaël a déjà une pêche d’enfer pendant que nous, on est encore dans le cirage »
Aude : « Il a le sourire dès le matin. C’est rare qu’il demande de l’aide. Au niveau du collectif, il fait beaucoup »
Lucien : « En 1997 quand je suis arrivé à Salins, Mickaël était à EREA de Crotenay et préparait un CAP »
En moi-même je pense à ce qui s’est passé ce matin afin de bien préparer la rencontre avec nos amis, car Manon m’a annoncé que c’était aujourd’hui l’anniversaire de Mickaël. Nous avons convenu qu’elle préparait les bougies et que j’avais souci de la fabrication des gâteaux. Voici comment je m’y suis pris. Je suis allé voir Joëlle la mamie de Diana et Assia. Elle ne pouvait pas faire les trois tartes que je lui demandais. Elle devait en effet partir chez des amis.
De retour dans ma cuisine, j’étais à me demander comment j’allais faire lorsque je reçu un coup de téléphone. C’était Joëlle la mamie qui me rappelait : « Vous ne vous tracasserez pas, je vais faire les trois tartes que vous m’avez demandées pour l’anniversaire de Mickaël... ma fille m’a dit « T’iras voir tes amis une autre fois... On ne peut pas ne pas faire ces gâteaux... Quand on pense à ce que Diana vit dans ces ballades au pas des ânes. Apportez-moi tout de suite, la crème, les pommes et les œufs, notre pâte est déjà toute faite... les tartes seront prêtes quand vous reviendrez de Fraisans à Dampierre. »
Aude, l’amie éducatrice de Manon qui a accompagné Eric, doit repartir à Dole, Eric reste avec moi pour diner. Tout en préparant le repas avec Eric, nous allons aussi mettre un seau d’eau sur les pieds du petit ginkgo biloba.
Eric : « Et dire que le gingko biloba est l’arbre qui a résisté à la bombe »
Lucien : « C’est pour ça qu’il nous faut résister. Arrêter d’en refabriquer, d’en stocker... empêcher qu’il en éclate de nouveau. »
Eric : « Il y aura douze ans le 27 novembre que je suis abstinent à l’alcool »
Lucien : « Je suis heureux de voir comment tu luttes pour ne pas te laisser emporter par les violences qui nous assaillent. N’as-tu pas l’impression Eric, que quand tu me parles du 27 novembre 2006, c’est un peu comme une date de naissance ? »
Eric : « Ça me fait penser à une renaissance »
Nous nous mettons à manger la soupe que j’ai préparée avec Jeannot.
Lucien : «T’as l’air d’avoir bon appétit »
Eric : « Oui, parce que je retrouve le goût. J’ai fait aussi les démarches pour m’arrêter de fumer le 21 septembre. Ce matin, Aude m’a emmené chez le pneumologue. J’ai soufflé dans un appareil, il ne me reste que 31%.... Il faut remplacer l’addiction par un autre plaisir. Il ne faut pas se sentir prisonnier de la clope. Il faut se libérer de ça, et penser à autre chose. Je pense à des personnes qui sont mortes d’un cancer du poumon. Il ne faut pas que je remplace le tabac par de la nourriture qui est de la cochonnerie. Je fais de la marche... pour que mes jambes suivent, il faut que le corps et le mental correspondent. »
Lucien : « Vous avez une équipe d’animateurs qui tiennent bien la route »
Eric : « Ils sont là pour nous aider, pas pour nous enfoncer »
Puis Eric qui est né à Lons en 1961, me dit qu’il a deux frères. Il me redit ce dont on a déjà parlé, qu’il a été en JOC à Lons le Saunier où il a connu les prêtres Robert, Marc et aussi Pierre.
Eric : « Dans le quartier, on a réussi à empêcher la construction d’une tour. A la place, ils ont fait la maison commune de la Marjorie. »
Le repas étant terminé, nous allons au verger chercher les deux ânes Gamin et Rameaux. En arrivant sur la place où a été planté le petit ginkgo biloba, nos amis du foyer de Salins sont là avec Manon et François, les animateurs qui les ont transportés. Il y a Mickaël, Chantal, Catherine, Franck et Patrick. C’est une grande joie de nous retrouver. Je leur dis que Christine nous attend à Fraisans. Nous nous mettons en route comme prévu.
De Dampierre à Fraisans c’est un peu comme un chemin d’Emmaüs. Un chemin où tout en marchant, nous nous racontons les uns aux autres comment nous avons cheminé ensemble. Nous nous disons aussi ce que nous avons reçu les uns des autres, comment nous nous sommes réjouis d’apprendre et admirer ce que les autres réalisaient.
Nous recevons beaucoup de Christine. Ce qu’elle nous a raconté de l’histoire de la vie ouvrière dans les forges de Fraisans, ressemble étrangement à ce que vivent nos amis dans leurs ateliers et leurs foyers. C’est au milieu de tout cela qu’une bougie est allumée afin de chanter et fêter l’anniversaire de Mickaël. N’est-ce pas lui Mickaël, celui qui ne peut plus marcher, qui nous a mis en route?
Au retour à Dampierre, nous sommes attendus par Joëlle et Diana... qui nous apportent trois superbes tartes aux pommes. Nous ouvrons les bouteilles de ce précieux jus de pommes en nous remémorant quels liens d’amitiés merveilleux il suscite entre nous, hier à Salins, aujourd’hui à Dampierre.
En nous disant au-revoir, en caressant les ânes Gamin et Rameaux, nous nous disons combien nous serons heureux de nous retrouver. Une fois encore surgira de nos yeux et de nos cœurs, la joie d’entendre ce que les autres ont réussi.