Barrage de l’Oued Fodda, le 8 mars 2014 (suite)
« JAMAIS NOUS NE VOUS OUBLIERONS » Isaïe 49, 15
Durant ce repas confectionné par les mains des filles et petites filles de Monsieur H, je repense, comme j’en ai parlé plus haut, à l’attitude et aux paroles essentielles de Madame Germaine TILLION. Alors qu’elle réalisait ses travaux d’ethnologue dans les Aurès pendant les années où je venais au monde en 1936-1937, elle avait toujours veillé à ne pas faire dire aux Chaouias qu’elle rencontrait ce que parfois elle aurait aimé entendre de leurs bouches.
« C’est ce qu’ils pensent et veulent me dire que j’ai à écouter et à écrire », disait-elle.
Volontairement donc, par respect pour ce qui nait et vient de la bouche de mes amis de l’Ouarsenis, je ne leur reparle pas de ma famille en France. Je laisse naitre et venir les choses. Et voilà que pendant que nous savourons ce repas de l’hospitalité offert par ces femmes de tout leur cœur, Yahmina et Fatima me disent : « Lucien, comment va ta petite sœur Bernadette ? » et quelques instants après : » et ton petit frère Georges, comment va t il ? » Les larmes me viennent aux yeux. Car ces noms de mes frère et sœurs de sang en France, que j’avais donnés à mes amis d’Algérie il y a plus de cinquante ans, alors qu’ils me donnaient les leurs, ces noms sont restés écrits dans les paumes des mains des enfants de l’homme qui m’avait dit alors : « Ici tu es loin de ton Père. Je suis comme ton Père. Tu es comme mon Fils. »
Monsieur Mohammed H. avait alors donné à ses enfants ainsi qu’à moi et aux membres de ma famille de nous regarder les uns les autres comme des frères et sœurs. Quel bâtisseur de l’humanité il était ! N’était-ce pas bouleversant comment en pleine guerre la parole de cet homme, avait fait se rapprocher les deux rives et plages de la Méditerranée, comme se contractent les parois de l’utérus de notre Maman qui nous pousse à naitre. Cet homme avait alors suscité, et ça se continuait aujourd’hui, que cette mer en nous enfantant, nous engendre à nous reconnaitre de la même et unique humanité dans l’étonnement de nos différences : « Mare Nostrum, Nostra Mater »
Les enfants de Monsieur H. accomplissaient les paroles de leur père à mon égard, en adoptant et en parlant de mes frère et sœurs comme s’ils étaient les leurs. Ces femmes vont mettre encore une cerise sur le gâteau qu’elles sont en train de nous offrir. En effet, pour continuer de nous signifier que nos noms à chacun sont écrits dans les paumes de leurs mains, l’une d’entre elles en riant me dit : « Monsieur Lucien Converset, 9 rue Carondelet 39100 Dole » C’était mon adresse au moment où nous nous étions écrits peu de temps après que j’étais arrivé à la cure Notre Dame de Dole en septembre 1966.
Il s’est passé durant la guerre de libération d’Algérie, entre cette famille de Monsieur H. et ma famille, ce qui s’est passé entre Yahwé Dieu et le peuple hébreu retenu en exil sous Nabuchodonosor. Quelque chose d’aussi intense, profond et indélébile que ce que les prophètes ont relaté : « Yahwé Dieu nous a caché dans l’ombre de sa main » Isaïe 49, 2, pour nous protéger de la haine pendant la guerre. Nos noms à tous sont écrits sur les paumes de ses mains. En nous ouvrant les bras et les mains les uns aux autres, nous certifions l’efficacité de la Parole de Dieu : « J’ai gravé votre nom à chacun sur les paumes de mes mains »
« Je vais même aller plus loin, dit Dieu. Une femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle nourrit ? Cesse-t-elle de chérir le fils de ses entrailles ? Eh bien, même s’il s’en trouvait une pour l’oublier, moi, je ne t’oublierai jamais. « (Isaïe 49, 15)
Une fois encore le Verbe se faisait chair dans la chair de mes amis, dans celle des membres de ma famille et dans la mienne. (Jean 1, 14)
Oh, comme j’étais heureux ! Et je sentais bien que ce bonheur inondait le cœur de Claude, de Nelly et Bernard. Leur persévérance et leur confiance que nous arriverions à nous retrouver et à nous rencontrer avec la famille de Monsieur H., était en train de pleinement aboutir. Voilà que je me trouvais entouré d’amis, comme d’une grande famille, à l’endroit même où il y a 54 ans j’avais vécu à plusieurs reprises des retours d’opérations dans le Djebel qui faisaient que mon être se retournait.
Il y avait eu le moment où nous revenions de Ténès. Et celui là du retour de l’Oued El Ardjem et celui là encore de Teniet-el-Haad, et il y avait eu un soir une nuit particulière. Le soir où jusque très tard dans la nuit je m’étais battu avec moi-même, avec ma conscience, comme Jacob avec l’ange au gué du Yaboq (Genèse 32,23 ) Peut-être était-ce avec Dieu lui- même que moi aussi je m’étais affronté. Et comme Jacob, « j’étais resté seul » Mes copains ne m’avaient pas délaissé. Ils m’avaient laissé seul. Et quelqu’un était venu lutter avec moi jusqu’au lever de l’aurore. De ce quelqu’un qui m’était apparu durant cette nuit, je n’avais pu percevoir qu’un reflet de sa présence. Je l’avais un petit peu envisagé dans le miroir de ma conscience. Ça avait suffi pour me faire comprendre que je ne pouvais pas, que je ne devais plus continuer à porter des armes, si je voulais poursuivre mon chemin afin de devenir un homme porteur de paix. Enfin, à travers beaucoup de tempêtes et de temps tumultueux, la pauvre embarcation de ma conscience parvenait au port quand nous revenions d’opérations et que nous entrions dans ce petit village d’Oued Fodda. C’est Monsieur H. et sa famille, qui étaient devenus en pleine guerre comme des phares dans la tempête, un havre de paix, une sorte de port d’attache.
Grâce à eux, avec eux et pour eux, et pour moi, j’allais naitre à l’objection de conscience. Ils me faisaient comprendre que : « Tout ce qui est signe de pouvoir absolu sur les autres, il faut t’en défaire. De ces munitions explosives, il faut te démunir. » Et aujourd’hui, 50 ans après, il m’était donné en présence de mes amis, Nelly, Bernard et Claude, de pouvoir revenir en plein cœur de l’Ouarsenis, retrouver ce qui restera pour toujours le berceau qui me reçut alors que je naissais à l’objection de conscience.
Après ce repas, tout empreint d’amitié reconnaissante et réciproque, Yahmina et son mari et toute une partie de la famille, voulurent nous emmener à quelques pas de là, voir où ils habitent : « C’est dans la maison où il y avait ton commandant quand tu étais militaire. »
Nous voici en train de prendre le thé, le café et les petits gâteaux de leur confection, dans la maison, où après des jours et des nuits de lutte, 50 ans auparavant, j’avais osé venir frapper à la porte de l’endroit où résidaient à nos retours d’opérations, ceux qui détenaient l’autorité sur nous. Ils auraient bien voulu commander aussi nos consciences de jeunes hommes « qui avions 20 ans dans l’Ouarsenis ». Afin de garder le territoire de l’Algérie Française, croyant faire œuvre de civilisation, à combien de jeunes Français ces centurions avaient fait perdre le sens du respect, de la dignité des Algériens et Algériennes que nous rencontrions et poursuivions.
Du sein d’une plénitude de mots d’amitié, de tendresse fraternelle de la part de mes amis d’il y a plus de 50 ans, il me revenait aussi le ressac des paroles de mon capitaine, qui m’avait laissé « au garde à vous » en ce lieu même. Il n’avait pas voulu me donner de « repos » durant tout l’entretien que nous avions eu alors : « Converset, vous n’êtes qu’un objecteur de conscience, vous refuseriez de défendre vos camarades de section … Déjà il y a quelque temps, j’aurais du vous faire passer le tribunal militaire … « J’avais dit à mon capitaine : « Nous n’avons pas le droit de torturer une femme comme nous venons de le faire. » Il m’avait alors rétorqué : « Les femmes du Djébel je les connais, ce sont des traitres et des menteuses ! »
Il eut fallu à cet homme avec qui je m’affrontais en conscience, dans une démarche non violente, de se laisser interpeller comme l’avait fait trois ans plus tôt le général Jacques Paris de la Bollardière, en pleine bataille d’Alger, au printemps 1957. A l’époque, le général Jacques Paris de la Bollardière était allé dire sa réprobation au général Massu puis au Général de Gaulle, par rapport à la violence pensée et organisée avec laquelle se faisait le ratissage de la Casbah. J’aimerais retrouver la citation des paroles du général Massu, quelques années avant de mourir, disant que durant la guerre d’Algérie nous aurions du et pu, ne pas pratiquer la torture comme ça s’était passé. Ce regret et ces remords, qui ont taraudé la conscience du général Massu, probablement suite à son affrontement avec Jacques Paris de la Bollardière, peut-être ont-ils meublés aussi la tête et le cœur du capitaine avec qui nous nous étions affrontés en juillet 1960, en cet endroit même. Ce lieu où Yahmina et son mari venaient de nous faire entrer, devenait l’endroit où nous nous exprimions notre fraternité avec les enfants et petits enfants de Monsieur H.
En tout cas, comme dans la vie du centurion romain et de ses proches à Capharnaüm, tu venais d’entrer, ami Jésus, tu venais nous retrouver là, en cet endroit de fracture, pour que nous réussissions à reconstruire notre humanité.
Tu étais en train de te faire chair. Nous te disions une fois encore : « Descends dans nos vies, pour que nous ne mourrions pas (Jean 4, 49). Nous ne sommes pas dignes que tu viennes sous ce toit, mais donne-nous la sagesse de savoir panser nos blessures en nous écoutant les uns les autres, et penser notre guérison en trouvant les mots pour oser dire humblement ton chemin de libération.
PS : Voici les paroles du Général MASSU que recherchait Lulu :
Dans une interview au journal Le Monde le 22 juin 2000 et reprise par la LDH-Toulon, le Général MASSU regrette la torture :
"Non, la torture n'est pas indispensable en temps de guerre, on pourrait très bien s'en passer. Quand je repense à l'Algérie, cela me désole, car cela faisait partie d'une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses différemment".
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