Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
2 mars 2014 7 02 /03 /mars /2014 21:21

L’Église face à la dissuasion nucléaire

 

UNE ERREUR ET UNE FAUTE

 

Jean-Marie MULLER*

 

Lors de leur dernière Assemblée plénière qui s’est tenue à Lourdes en  novembre, les évêques de France ont décidé de ne faire aucune déclaration publique au sujet de la dissuasion nucléaire française. Cependant, ils ont fait savoir qu’ils entendaient s’en tenir à la « doctrine officielle » de l’Église qui préconise un désarmement mondial multilatéral, progressif et simultané. Pourtant, cette doctrine, depuis qu’elle est répétée tout au long des ans, a donné la preuve qu’elle est parfaitement stérile et inopérante. Le moment est venu de la remettre fondamentalement en cause.


La rhétorique fallacieuse du désarmement mondial


Ce positionnement de l’Église constitue à la fois une erreur politique et une faute éthique. Une erreur politique, car l’analyse de la situation internationale montre que le désarmement mondial est impossible dans un avenir prévisible. La rhétorique sur le désarmement multilatéral progressif est précisément celle qui est mise en avant par chaque État doté de l’arme nucléaire pour maintenir et moderniser son propre arsenal. Le désarmement nucléaire ne sera possible que si les citoyens des États dotés se mobilisent au sein des institutions et des organisations de la société civile pour imposer à leur gouvernement un désarmement unilatéral. En se ralliant à la rhétorique multilatérale, l’Église ne fait que cautionner le désordre nucléaire établi qui menace, par la double prolifération verticale et horizontale, l’humanité jusque dans sa survie.


Le positionnement de l’Église est également une faute éthique. L’Assemblée Générale de l’ONU a déclaré en 1961 que tout emploi de l’arme nucléaire doit être considéré « un crime contre l’Humanité et la civilisation». Dans la conférence qu’il a donnée le 1er juillet 2011, l’archevêque Francis Chullikatt, observateur permanent du Saint-Siège à l’ONU, énonce sur ce sujet des propos catégoriques : « La menace aussi bien que l'emploi des armes nucléaires est interdite par la loi. Il est illégal de menacer d'une attaque si l'attaque elle-même serait illégale. L'illégalité de la menace et de l’emploi des armes nucléaires remet sérieusement en question la légalité de posséder des armes nucléaires » Ainsi la dissuasion nucléaire se trouve délégitimée dans son principe et, de ce fait, les États dotés ont l’obligation légale de renoncer unilatéralement à la possession de l’arme nucléaire sans attendre un hypothétique désarmement mondial.

 

Déjà, dans son encyclique Pacem in Terris, Jean XXIII avait affirmé que « la justice, la sagesse, le sens de l’humanité requièrent que les armes nucléaires soient interdites ». Cette interdiction formelle vaut une condamnation de principe. En toute rigueur, ce qui est interdit n’est pas permis. Affirmer que les armes nucléaires doivent être interdites, n’est-ce pas interdire, pour tous les États et pour chacun, non seulement leur emploi, non seulement leur menace, mais aussi leur possession ? On peut s’étonner que cette interdiction formelle des armes nucléaires soit restée lettre morte, qu’elle n’ait pas été reprise à la lettre dans l’enseignement de l’Église de Rome et qu’elle n’ait pas été appliquée par les Églises locales des pays nucléaires.

 

Le « désarmement de la part de tous »

 

Dans son message pour la célébration de la journée mondiale de la paix du 1er janvier 2014, le pape François lance cette exhortation : « Renoncez à la voie des armes et allez à la rencontre de l’autre par le dialogue, le pardon, et la réconciliation, pour reconstruire la justice, la confiance et l’espérance autour de vous. » Certes, mais comment inscrire de pareilles exigences dans la réalité de l’histoire ? Puis il ajoute : « Tant qu’il y aura une si grande quantité d’armement en circulation, comme actuellement, on pourra toujours trouver de nouveaux prétextes pour engager les hostilités. Pour cette raison, je fais mien l’appel de mes prédécesseurs en faveur de la non-prolifération des armes et du désarmement de la part de tous, en commençant par le désarmement nucléaire (c’est moi qui souligne) et chimique. »

 

La formulation laconique et lapidaire employée dans ce texte – le « désarmement de la part de tous » - fait apparaître toute la pauvreté intellectuelle et spirituelle et toute l’inconsistance politique de la « doctrine officielle de l’Église ». Celle-ci s’apparente à un pur idéalisme dépourvu de toute prise sur la réalité. Comment l’évêque de Rome peut-il penser que, face aux dangers de la prolifération nucléaire, son appel en faveur du « désarmement de la part de tous » ait quelque chance d’être entendu par tous ? On reste confondu devant la faiblesse d’une telle proposition. Jésus n’a pas attendu que les Romains soient eux-mêmes prêts à désarmer pour demander à ses amis palestiniens de remettre leur épée au fourreau. L’évêque de Rome, qui porte l’héritage de Pierre, devrait être le premier à s’en souvenir.

 

L’obligation morale est unilatérale

 

Tout particulièrement pour ce qui concerne le désarmement nucléaire, le principe de « multilatéralité » est funeste et fallacieux. Au demeurant, dans les autres domaines où elle estime que le respect de la vie humaine est en  jeu, jamais l’Église ne recourt à ce principe. Seul le principe de l’« unilatéralité » permet d’avoir prise sur la réalité. L’essence même de l’obligation morale est d’être unilatérale

 

Nous avons l’obligation morale impérative de vouloir renoncer à l’arme nucléaire sans attendre la réciproque. La réciproque, ce n’est pas notre affaire. La réciproque, c’est l’affaire des autres. Notre affaire, c’est de prendre aujourd’hui la décision qui engage notre responsabilité.

 

Tout le monde est pour le désarmement mondial, mais le choix n’est pas entre le désarmement mondial et le désarmement unilatéral. Pour nous, citoyens français, il est entre le désarmement français et le maintien de l’armement français. Qui n’exige pas l’élimination de l’armement français participe, qu’il le veuille ou non, à son maintien… Il existe une logique implacable : qui n’est pas contre la dissuasion nucléaire est pour…

 

Il serait prétentieux de croire en la toute puissance de l’exemplarité, mais il n’en reste pas moins que la meilleure contribution que les citoyens français peuvent apporter au désarmement mondial est d’exiger le désarmement français. Non pas pour prétendre donner l’exemple, mais pour simplement assumer leur responsabilité.

 

Une arme criminelle de terreur et d’anéantissement

 

Quand tout est dit, l’arme nucléaire n’est pas une arme légitime de défense, mais une arme criminelle de terreur et de destruction. Comment alors ne pas penser que ceux qui se réclament de l’Évangile ont la stricte obligation d’affirmer de manière unilatérale que la dissuasion nucléaire, qui est fondée sur la préméditation d’un crime contre l’humanité, n’est ni moralement, ni politiquement, ni stratégiquement, ni économiquement acceptable ? Dans un monde malade de désespérance, il deviendrait alors possible d’espérer briser l’idole nucléaire.

 

Pour dénoncer le trafic nucléaire qui a lieu aux portes du Temple, je n’ai pas la force de jeter à la terre les sous-marins ni de jeter à la mer les avions. J’ai seulement le pouvoir de dénoncer le caractère sacrilège de ce trafic en renversant la table de la doctrine qui s’en accommode. Je pense en avoir le devoir car, face à l’intolérable, je crois à la vertu d’intolérance. Cependant, j’ai conscience que, ce faisant, je risque de me discréditer auprès des gardiens de la doctrine qui sont décidés à la sauvegarder et qui  m’accuseront d’outrance. Il me semble pourtant que sur une question où le sens même du christianisme est en jeu – l’Évangile se trouve atomisé à l’ombre de l’arme nucléaire -, la dissidence est légitime. À chacun de prendre ses risques. Quant à mon insistance qui me sera probablement également reprochée, je ne fais que suivre le bon exemple de l’ami importun de l’Évangile.

 

L’exigence évangélique de désarmement

 

Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1993, les moines de Tibhirine reçoivent dans leur monastère la visite de leurs « frères de la montagne ». Ceux-ci sont armés et les moines ont le sen¬timent de frôler la mort. Le chef du commando présente trois exigences au prieur, Christian de Chergé. « Il venait demander des choses précises, racontera Christian, et il était armé, poignard et pistolet-mitrailleur. Il a accepté de commencer par sortir de la maison, car je ne voulais pas parler avec quelqu'un en armes dans une maison qui a vocation de paix. Le fait qu'il soit sorti a fait que nous nous sommes retrou¬vés dehors et, à mes yeux, il était désarmé. Nous avons été visage en face de visage. À partir de ce moment-là, il a présenté ses trois exigences, mais j'ai été capable de dire trois fois "non", ou pas comme ça. Il a bien dit : « Vous n'avez pas le choix ».  « Si, j'ai le choix. » (...) Je lui ai dit : « Nous sommes en train de nous préparer à célébrer Noël et Noël, pour nous, c'est la nais¬sance du Prince de la Paix et vous venez comme ça, en armes ». Il m'a répondu : « Excusez-moi, je ne savais pas. » » Sayah Attia accepte alors de partir tout en annonçant qu'il reviendra.

 

Christian se souvient alors du commandement de Jésus : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » et il se demande quelle prière il peut faire pour le responsable du groupe armé dont la menace continue à peser sur lui et ses frères. « Alors ma prière est venue : « Désarme-le, désarme-les. ». Et puis après, je me suis dit : "Est-ce que j'ai le droit de demander : « Désarme-le. », si je ne commence pas par dire : « Désarme-moi et désarme-nous en communauté. » Et, en fait, oui, c'est ma prière quo¬tidienne, je vous la confie tout simplement ; tous les soirs, je dis : « Désarme-moi, désarme-nous, désarme-les. » »

 

Par sa prière, Christian définit l'exigence évangélique de désarmement qui se trouve au coeur même de la spiritualité chré¬tienne. En formulant cette exigence, Christian ne radicalise pas l'Évangile, mais il exprime le radicalisme même de l'Évangile. À tra¬vers cette spiritualité du désarmement, qui n'est autre que la spiri¬tualité de la non-violence, Christian donne de Dieu ce témoignage es¬sentiel : Le Dieu de l'Évangile est un Dieu désarmé qui invite l'homme à se désarmer pour pouvoir désarmer l'autre homme.

 

                                                   Le 24 décembre 2013

* Philosophe et écrivain. www.jean-marie-muller.fr

Partager cet article

Repost0

commentaires

S
Merci à Jean-Marie pour det article ! Bien-sûr que nos évèques ne "se mouillent pas"... actuellement chez eux, c'est la politique de la réduction au plus petit dénominateur commun... et ils sont<br /> plus prompts à dénoncer la non-observance des lois que la paix mondiale... François de Rome a bien dit:"défendons les personnes avant de défendre les lois"... mais ça n'est pas encore passé dans la<br /> pratique...<br /> Une erreur... parce qu'on croit qu'on a raison !<br /> Une faute ... parce qu'on a perdu notre responsabilité collective d'auto-éducation des consciences, prenant prétexte "que chacun en conscience est invité à choisir"<br /> Toutes les Eglises, toutes les Communautés de croyants, tous les groupes qui travaillent pour la Paix, se mettront-ils un jour ensemble pour dénoncer cette "faute" et cette "erreur" ?<br /> De tout coeur avec vous pour cette journée de jeûne !<br /> Serge Cuenot, à Nice (fin du carnaval !)
Répondre
B
Merci Jean Marie, merci Lulu, merci Elisabeth d'avoir apporté jusqu'ici cette prière de Christian de Chergé que je fais mienne dès aujourd'hui :<br /> "Désarme-moi, désarme-nous, désarme-les"<br /> avec mon amitié fraternelle,<br /> Bénédicte
Répondre
D
Cet article est très intéressant. Le désarmement unilatéral de la France devrait être exigé par toute la communauté chrétienne de France, donc par tous les évêques catholiques. Je pense que les<br /> protestants, les musulmans et les bouddhistes devraient être associés à une telle prise de position "officielle" qui serait une vraie pression sur l'opinion publique et les personnalités<br /> politiques.
Répondre

Présentation

  • : Lulu en camp volant
  • Lulu en camp volant
  • : Lucien Converset, dit Lulu est prêtre. A 75 ans, il est parti le 25 mars 2012 avec son âne Isidore en direction de Bethléem, où il est arrivé le 17 juin 2013. Il a marché pour la paix et le désarmement nucléaire unilatéral de la France. De retour en France, il poursuit ce combat. Merci à lui ! Pour vous abonner à ce blog, RDV plus bas dans cette colonne. Pour contacter l'administrateur du blog, cliquez sur contact ci-dessous.
  • Contact

Commentaires

Vous pouvez laisser un commentaire sous les articles. Les commentaires sont modérés avant publication. C'est-à-dire que tout commentaire injurieux, insultant publicitaire ou inadéquat n'est pas publié Merci.

Recherche

Désarmement nucléaire

Journée de jeûne pour demander le désarmement nucléaire unilatéral de la France,

tous les 1ers lundis du mois de 14h à 17h en hiver, de 16h à 18h en été, à Dampierre (39) avec un temps de partage et de réflexion animé par Lulu.

Et commémoration des bombardements d'Hiroshima et Nagasaki entre les 6 et 9 août, chaque année.

L'anti-pub

Les pubs sur les blogs ou les sites que vous consultez sont trop agressives ? Il existe un moyen de respirer à nouveau, en téléchargeant le pare-pub Adblock Plus (clic). Vous ne supprimerez pas les pubs imposées, mais vous ne les verrez plus.