Samedi 14 avril 2012
Tout en sortant de la ville de LÖRRACH, je remarque que Gaëtan, mon neveu qui m'accompagne, a un sens aiguisé de l’orientation. Depuis déjà un moment, il est devenu le guide de notre petite expédition. Je me repose entièrement sur lui. Et l’âne fait de même. Nous ne tardons pas à nous engager sur le flanc d’une petite montagne, une forte colline. Ce matin, j’ai laissé le Psalmiste m’aider à chanter « Qui habitera sur ta montagne ? » Je ne me doute pas, alors que la pluie se met à tomber un peu plus fortement, que les paroles de ce Psaume vont avoir une teneur étonnante pour nous : Est-ce que nous allons trouver un endroit pour « habiter cette nuit ? » Mettre nos affaires au sec, notre âne dans un pré, nos sacs de couchage sous un abri ?
Voilà un bon moment que nous parcourons les côteaux de ce flanc de montagne en cherchant un lieu un tant soit peu hospitalier. Nous traversons des coins magnifiques de végétation. Incroyable ce que la nature donne à l’homme comme herbages, vignes, arbustes. Des fleurs de toutes les couleurs. Mais pourquoi l’homme donne-t-il si peu ? Toutes ces vignes, ces vergers et ces jardins, avec un abri en leur milieu sont cadenacés, fermés, verrouillés, portes enchaînées ? Endroits très beaux par leur végétation mais tristes par leur manque d’ouverture et d’accueil. Tout est bouclé, fermé, sans faille, ni fêlure. Aucun abri qui manifesterait un certain abandon. Ça bout à l’intérieur de moi, à faire bouillir la pluie qui nous tombe dessus encore plus abondante. Cet endroit est nickel mais inhospitalier. Voilà l’heure où dans les sentiers, des gens promènent leurs chiens. On va pouvoir leur demander de nous aider à trouver un abri pour ce soir. Mais les gens semblent préoccupés uniquement par la ballade de leurs chiens. Plus attachés à leurs chiens que les chiens à eux. Combien de fois Gaëtan et moi, nous faisons arrêter l’âne, pensant amorcer l’arrêt d’un des maîtres chiens. Nous disons : « Est-ce que vous connaîtriez un endroit pour mettre notre âne ? » « Was ? Was ? » Nous commençons de traduire : « Wo ist ein Hauspferder ? » Mais déjà le chien a emporté le maître. Nous ne nous entendons pas. Gaëtan et moi essayons avec un autre maître chien. Mais lui aussi est entraîné par son chien. Il n’a pas le temps de s’arrêter, ni d’écouter l’objet de notre requête. Rien ne s’arrête : Ni la pluie, ni le maître et son chien, ni la montre. L’heure tourne. La nuit n’est pas encore là. Mais désormais il ne sera plus l’heure propice à nous « envisager » avec quelqu’un qui nous accueillerait.
Depuis un moment déjà, nous sommes aux abords d’une rivière au pied de la montagne. Peut-être que nous sommes descendus trop bas. Mais voilà une petite lueur d’espérance. J’aperçois au milieu de tous ces jardins et des maisonnettes cadenaçés, un endroit où il y a plusieurs abris et la cour est ouverte. Oh et puis voilà un homme qui promène son chien et nous dit quelques mots de français. Ce bien que ça nous fait ne dure qu’un instant. En effet, cet homme a engagé la conversation en langue française mais c’est pour nous expliquer que nous nous égarons. « Mais oui, n’entrez pas en ce lieu. Tous ces abris sont loués et réservés pour les chiens d’une même race : « les boxers ». L’homme continue : « N’entrez pas. Dans quelques instants ce sera fermé. » J’explique à l’âne Isidore que même l’herbe verte est inatteignable. Elle sera happée par une machine. Ça coûtera très cher. L’âne n’en croit pas ses oreilles. Est-ce que nous ne serions pas entrés en Suisse sans nous en apercevoir ?
Nous remontons la côte entre les vignes. L’âne ne manifeste aucune lassitude. Pourtant, il a le droit d’en avoir marre. Nous demandons encore à 2 endroits après avoir envisagé un léger petit auvent, au bord de la route. Réponses négatives qui me font mal à la place des gens si peureux de nous accueillir.
Et voilà que nous apercevons de la lumière dans une maison qui nous semble être la dernière de la rue. Je vais frapper à la porte. Sort une dame qui est étonnée de voir l’âne et qui appelle ses petits-enfants pour venir le voir. Je lui dis notre requête. Elle nous répond : « Je vais aller en parler à mon mari. Il est très malade, d’une maladie dont on ne connaît pas le nom. Je ne vous dis pas que je vais vous faire entrer à l’intérieur de notre maison. » « Mais Madame l’auvent de votre maison nous suffira. »
Quelques instants se passent et la dame ressort de la maison et nous dit : « Vous pouvez vous installer sous l’auvent de la maison. » « Nous vous sommes très reconnaissants. » « Et votre âne ? » « Est-il possible que nous l’attachions à une corde coulissante dans votre verger ? »
Et la dame nous fait entrer dans cet endroit de sa montagne pour que nous y habitions. Son attitude efface et fait disparaître toutes les tâches de laideur de ces endroits cloisonnés, bouclés et fermés. L’attitude de cette femme et de son homme rendent à la montagne toute sa beauté. Pour toute votre façon de faire, Madame, et votre mari, « que la montagne est belle !».
Pensant avoir à tranquilliser cette femme qui pouvait avoir crainte d’accueillir ces deux hommes que nous sommes, Gaëtan et moi, avec notre âne, je dis que je suis curé. Elle me dit : « Mais je n’ai pas peur… Mais moi aussi je suis fille de curé. Mon père est pasteur protestant… » Cette femme veut nous signifier qu’à part la question de la maladie de son mari, c’est en toute liberté et en toute plénitude d’accueil qu’elle nous offre l’hospitalité. Elle n’a aucun doute à traverser, ni de méfiance à dominer : quelqu’un est dans le besoin comme nous le sommes. C’est un devoir de le considérer comme devant être accueilli.
Eh bien « l’accueil », nous allons l’expérimenter ! Après avoir débâté l’âne et l’avoir mis à l’herbe grâce à notre corde coulissante, nous installons nos affaires de couchage sous l’auvent :
Madame : « Pour que vous n’ayez pas trop mal au dos, je vous ai mis un petit matelas chacun. Et puis voilà des oreillers… Pour casser la croûte, installez-vous à cette table. » Comme il fait bon sous cet auvent, entendre la pluie continuer de tomber, écouter le bruit de l’eau dégoulinant du chéneau dans le récipient récepteur… Le merveilleux tilleul qui pousse à côté ne tardera pas à faire éclore de verdure ses milliers de bourgeons.
Nous cassons une croûte reconstituante. Nous entendons cette dame nous dire que nous sommes dans la région appelée « Dwisentahl ».
La dame : « Je vais vous apporter un café ou du thé. »
En une paix profonde nous nous endormons ; après avoir ramassé quelques traces essentielles sur mon cahier. Pendant que nous tracions en ces endroits inhospitaliers, je repensais à toutes ces personnes pour qui et avec qui nous faisons « cercle de silence ». Je me sentais solidaire de tous ces gens sans papiers, frappant aux portes de nos institutions et de nos maisons, ne recevant que très peu d’accueil, des fois pas du tout, rejetés de toute part, et les éléments : pluie, froid et neige accompagnant le rejet des hommes. Je le dis à Gaëtan. Il me dit : « La France ne peut pas accueillir tout le monde. » « - Pas tout le monde… Mais une part du monde… Tu nous vois dehors cette nuit ?» « - C’est vrai que nous étions mal barrés. »
Une fois encore, je me laisse dire par Moïse dans le Deutéronome, que tu sois bien tranquille dans ta maison ou tourmenté sur les routes, « n’oublie jamais que ton père était un araméen errant. » Et agis en conséquence… Tiens ! Comme vient de faire la dame à notre égard, « la petite part du monde que nous sommes. »
Lorsque la dame nous apporte le café et le thé bien chaud, nous causons un moment avec elle. Elle a allumé l’électricité sous l’auvent. Nous lui signifions notre joie, fruit de la manière dont elle nous a accueillis. Nous trouvons son attitude très belle. La porte de la cuisine est restée entrebâillée afin de continuer à pouvoir percevoir les appels très faibles de son mari, auprès de qui, nous comprenons, qu’elle est en permanence 24h sur 24. Aucune plainte de sa part. Mais au contraire ce que j’appellerais : le signe d’une « compassion », au sens originel du mot.
Nous lui demandons si elle veut bien nous donner son adresse afin que nous lui envoyons un message de reconnaissance pour ce que nous sommes en train de vivre.
Elle nous raconte qu’elle vient de lire l’histoire de MARIE DES BREBIS : une petite fille qui vient de naître et que sa maman ne pourra pas élever et nourrir. La maman la dépose sous une brebis mère. La petite est recueillie par un berger… « Je fais des bouquins pour mes petits-enfants. »
Nous partons changer l’âne de coin pour qu’il continue à manger de l’herbe durant la nuit. Nous souhaitons une bonne nuit à cette dame et pour son mari aussi.
Le lendemain matin, après avoir bien dormi à l’abri sous l’auvent, réveillés à l’heure de l’angélus, 7H, nous allons procurer une nouvelle parcelle d’herbe à l’âne Isidore. Lorsque nous revenons sous l’auvent pour ranger nos affaires, la dame nous dit en nous saluant :
« Mon mari se repose encore à cette heure. Vous allez pouvoir venir déjeuner… Entrez dans la cuisine… Nous allons déjeuner ensemble. »
Elle nous fait comprendre qu’elle prend beaucoup de choses sur elle. Elle ne veut pas faire reposer des choses trop lourdes sur son mari. Elle dit : « Asseyez-vous ! » (En nous souriant.) Le matin ça va très bien. Le soir souvent, je suis triste. Je n’ai plus d’actes de communication. Mon mari est tellement fatigué.
Lucien : « Je crois à ce que vous rendez possible, Madame. »
La dame : « J’étais jardinière d’enfants et institutrice de jeunes enfants. J’ai beaucoup joué avec les enfants. » (Je pense en mon cœur à Madeleine à l’école Jean Bosco, à mes sœurs Christiane, Edwige, Elisabeth, Bernadette à Dampierre, et là où elles sont parties habiter, je pense à Rosine à l’école de Rochefort, à Bathilde, Amélie, Rachel, Armelle et toutes les jeunes animatrices de FLORIANE, et tous les gars qui savent jouer avec les enfants. Comme ça en jouant, on peut planter. Et les choses ça pousse les idées.
« Le dimanche là où j’étais éducatrice, c’était très triste quand il y avait des transferts. Les enfants me disaient : « Viens jouer ! Viens jouer ! Viens jouer ! » Une petite fille turque atteinte d’un cancer m’a fait comprendre de manière rayonnante avec le jeu de ses mains : « Viens jouer avec moi. »… On a beaucoup d’histoires dans la tête avec ce qu’on a vécu. Et pas seulement de mauvaises histoires.
La dame nous reparle aussi de sa « montagne » où nous nous sentons si merveilleusement accueillis : « La rivière Wiesel vient de la forêt noire. Elle va se jeter dans le Rhin après Bâle.
Lucien : Je crois à votre lutte Madame
Elle : Je n’aime pas ce mot, « lutter », à cause de sa résonnance de violence.
Lucien : Je dis « lutte », mais en disant que « lutter », c’est « aimer ». C’est s’engager à ce que les choses que nous découvrons injustes, nous les changions, nous ne les laissions pas comme nous les trouvons. Madame, nous croyons à ce que vous permettez et rendez possible, chaque jour, chaque nuit pour votre mari, pour son chemin, et hier et aujourd’hui pour notre chemin à Gaëtan et à moi.