Lettre du 11 août 2012 à APORKA
L’homme est parti dans l’arrière cuisine, comme tout à l’heure il est allé dans la cabane à l’arrière de la basse-cour. Il revient de cette arrière-cuisine en tenant une marmite où est en train de finir de cuire un jambonneau. Probablement d’un cochon de leur élevage. Comme tout à l’heure, l’homme m’a apporté sous les yeux et sous le nez, la botte de luzerne pour me la faire voir et sentir, là, il m’a apporté la marmite pour me faire voir et sentir le jambonneau qui mijote.
De même qu’il a retiré une part de la botte de luzerne pour la donner à l’âne, de même il coupe un gros morceau du jambonneau, le met dans une assiette avec un morceau de la miche de pain, et m’invite à manger.
L’âne et moi, nous venons de nous laisser rattraper sur notre chemin par quelqu’un d’étonnant, comme c’est arrivé un certain soir à deux hommes sur le chemin d’Emmaüs.
Je ne sais comment dire. Je n’ai pas les mots pour exprimer à cet homme et à cette femme quel goût merveilleux de partage, quelle saveur d’hospitalité, quelle finesse de fraternité ont tous ces produits de leur travail et la façon dont ils s’y prennent pour mettre devant nous ce qu’ils nous donnent à manger : la luzerne à l’âne, et à moi le jambonneau et les fruits du jardin. Je n’ai pas les mots, alors je cherche les gestes, le sourire, l’expression de mon corps qui signifie ma reconnaissance.
Voilà humblement de grands éducateurs pour leurs petits enfants qui voient et participent à ces gestes d’accueil et d’hospitalité. Cet homme et cette femme élèvent notre Humanité.
Comme il fait beau à ce moment-là, ça a du goût et de la saveur et aussi du parfum. Ces gens créent ainsi leur présence. C’est ainsi qu’ils se présentent…
Tout cela me rentre dans la peau, dans mon être, dans ma chair. A l’homme dépourvu et démuni que je suis, ces mots, ces signes et ces gestes rentrent dans la chair de mon corps. Je sens et reconnais que c’est vrai que le Verbe continue de se faire chair. (Jn 1, 14) dans plein d’endroits de nos chemins d’Humanité. A travers tout cela, ces gens nous donnent une part de leur être.
Je me dois d’écrire ce dont je suis témoin et un tout petit peu artisan, pour que ce que nous sommes en train de vivre ne se perde pas dans le sable de la terre alluvionnaire et tourmentante de cet immense fleuve qu’est le Danube.
Le don de leur présence et de leur être vient nous rattraper et nous chercher dans notre fatigue à l’âne et à moi. Par leurs gestes et leurs actes, par « leurs mots faits chair » ils viennent me tirer des profondeurs de manque dans lesquels je suis tombé. Ils me poussent par la vitalité de leur accueil à sortir de mon désarroi, à leur manifester ma présence en leur signifiant ma reconnaissance…
Je les reconnais gens merveilleux à la manière dont ils fractionnent le peu qu’ils ont. Par ce « peu fractionné », il y a comme « un tout qui passe », « une plénitude qui est communiquée. »
Tellement nous sommes bien ensemble, nous avons encore envie de nous dire avec des signes, des gestes, des faits : nous pourrions rester davantage ensemble… car le soir va tomber. Où que c’est que vous allez passer la nuit ton âne et toi ?! Le jour va toucher à son terme... »