Lettre du 11 août 2012 à APORKA
Pour aller en direction de Belgrade, nous nous sommes laissés mettre sur la route de cette immense plaine de Hongrie, au sud de Budapest, où les voitures n’arrêtent pas leurs courses folles. Où vont-elles donc pour être si pressées ? Notre ami Sandor, n’a pas su nous trouver et nous indiquer la véloroute qui longe le Danube et qui aurait mieux arrangé l’âne et l’homme que nous sommes, Isidore et moi.
Nous avons quitté SZIGET SVENTMIKOS en fin de matinée. Nous voici entre DUNAVARSANY et APORKA. Qu’elle est longue cette route qui n’en finit pas de longer d’immenses champs de tournesols, de betteraves et de maïs ! Cultures intensives sur des km2. Et des voitures, et des voitures qui nous doublent ou nous rencontrent à des allures donnant le vertige. Une sorte d’ivresse de vitesse a gagné ces gens comme elle nous avait donné le tournis dans les années 1970-1980 en France. Nous avons l’impression que la vitesse en voiture est devenue comme une dépendance.
Et voilà qu’au-travers de tout ça, venant en sens inverse de notre marche, un homme sur un vélo. Il nous a aperçus de loin, l’âne et moi. Je pressens qu’il va venir vers nous. Ça y est ! Cet homme change de côté de la route non pas pour nous éviter, mais pour nous saluer avec enthousiasme. Je comprends ce qu’il me dit bien que je ne capte aucun des mots qui sortent de sa bouche :
- « C’est beau de marcher comme vous marchez avec votre âne… Vous venez sûrement de loin ?! Vous êtes Hongrois ?! »
A ma manière de répondre à ses questions, l’homme comprend que je ne suis pas Hongrois. Je suis heureux qu’il m’ait pris au premier abord pour un homme de son pays. Nous voilà en pleine terre de reconnaissance. Je lui explique que je viens de loin. Je viens de FRANCIA.
- « Francia ! Alors là oui ! Vous venez de loin. Mais ça fait un moment que vous marchez avec votre âne ?! Vous devez avoir soif ?! Vous allez venir boire un coup chez moi ?! Je n’habite pas loin d’ici ! »
Pour le coup, j’apprécie sa manière de nous poser les questions sur notre situation et de répondre à notre place, tellement l’âne et moi, nous sommes fatigués et avons besoin de faire une halte.
Le vélo de cet homme me rappelle celui que j’avais dans les années 1950 à Dampierre. C’était celui que mon grand-père Octave de Chaux-les-Passavant m’avait donné en me disant : « Tu ne l’abîmeras pas ! Tu vas en faire du chemin avec ce vélo ! » Il avait dû l’acheter avant la guerre. Il y tenait à son vélo. Mais il fallait qu’il tienne encore davantage à son petit-fils pour m’avoir donné son vélo, comme il me l’avait donné.
Nous sommes à la hauteur du gros bourg d’APORKA. J’ai l’impression que l’homme, qui est en train de nous conduire chez lui en marchant à nos côtés, appuyé sur le guidon de son vélo, tient beaucoup lui aussi à son vélo. C’est son outil de travail. Et de même que mon vélo de 1950, le sien n’a pas de dérailleur, ni d’éclairage, mais il a un petit porte-bagage, solide, sur lequel est arrimé un sac aussi gros, tout rempli de panouilles de maïs. Je suis en présence de quelqu’un de « pauvre en biens, mais bien riche en délicatesse et accueil ». En nous voyant, il a quitté le côté de la route qui était le sien, pour venir se mettre à notre côté. Tout de suite par ses paroles et son sourire enthousiaste, il nous a manifesté son estime et il a pensé que l’âne et moi, par ce temps orageux et menaçant de pluie, nous pouvions avoir soif, et il nous a invités chez lui. « Il ne nous a pas évités mais il nous a invités ». Quelque chose me raconte que nos chemins sont jalonnés par la présence de Samaritains et tous les jours, j’en rencontre de très bons, qui se font tout proches de nous.
Où est-il donc son chez lui ? Et comment ça va être chez lui ?! Oh ! Sûrement à l’image de l’homme qui nous conduit. Nous avons quitté la grande route. Sur le chemin sur lequel il nous emmène, cet homme marche à nos côtés. Dans le moment de désarroi dans lequel je suis, j’ai l’impression que quelqu’un vient de me rattraper, quelqu’un qui essaye de me faire décrypter la langue hongroise. Comme je voudrais connaître ce qu’il est en train de me dire. Mon cœur est tout brûlant de ces paroles de braise qui me traduisent les écritures qui tapissent l’intérieur de son cœur. Tout ce qu’il me dit doit être tellement beau !
Nous marchons ainsi sur une bonne distance, pendant un bon moment, le temps de me faire prendre conscience que je suis sur le chemin d’Emmaüs, et à cause de la pauvreté relationnelle qui est la mienne, la langue qui nous devient commune entre cet homme et moi est la langue des signes ? Je suis en train de me laisser dire au fin fond de ma conscience : « Vis à plein le moment que vous êtes en train de vivre… Entre bien là où il est en train de t’emmener… Prends bien le temps de la reconnaissance ! C’est au travers des gestes, des signes, des faits que cet homme est parlant. Tu ne connais pas la langue de cet homme et il a plein de trésors à t’offrir. Cet homme te fait signe pour te donner ces trésors.
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Photo de Gábor Söményi
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