Lettre de Jean-Marie Muller* (1ère partie)
Dans l’après-midi du 7 janvier, ayant appris qu’un attentat avait été commis dans les locaux de Charlie Hebdo, je découvre sur Internet que Cabu est au nombre des journalistes tués. Cette nouvelle me bouleverse. Â plusieurs reprises, dans ma vie militante, j’ai eu l’occasion de le côtoyer et un lien d’amitié s’était créé entre nous. Le sourire qui illuminait son visage laissait transparaître une grande sérénité. Il témoignait d’une grande douceur. Chaque semaine, en ouvrant Le Canard Enchaîné j’avais hâte de découvrir ses dessins.
Jean-Marie Muller caricaturé par Cabu en 1975
Dans le même temps, je découvre les noms des autres personnes tuées dans cet attentat – journalistes et policiers - et je mesure l’ampleur de la tragédie qui frappe la France tout entière. Ces meurtres odieux sont la négation et le reniement des valeurs d’humanité qui fondent la civilisation. Le dimanche 11 janvier, j’ai manifesté dans les rues de Paris pour affirmer avec des centaines de milliers d’autres Français notre détermination à refuser toute peur face aux menaces terroristes et à continuer de lutter pour la liberté. Cette formidable mobilisation populaire pourrait être un signe d’espérance pour la démocratie française. L’idée-force autour de laquelle ces milliers de Français ont voulu se rassembler était d’affirmer leur volonté de faire communauté au-delà de tout communautarisme, et de vivre ensemble une véritable laïcité qui respecte les convictions de tous dans l’affirmation d’une éthique universelle qui seule peut fonder l’égalité, la liberté et la fraternité.
La publication des caricatures de Mahomet en question
Pour autant, je dois avouer que je ne saurais être entièrement solidaire des décisions prises par Charlie Hebdo concernant la publication des caricatures du Prophète Mahomet.
Il se trouve que j’ai séjourné du 2 au 13 février 2006 à Jérusalem. J’avais été invité à me rendre à Gaza par Ziad Medoukh, professeur de français à l’Université Al-Aqsa de Gaza, afin d’y animer une session sur la non-violence. Lors d’un séjour précédent en Israël, le Consul de France m’avait assuré qu’il me donnerait tous les feux verts pour que je puisse aller à Gaza. Mais, cette fois, il m’a fait savoir qu’en raison de la publication des caricatures danoises en France (France-Soir les a publiées le 1er février et elles seront publiées le 8 février dans Charlie Hebdo) et des manifestations d’hostilité qu’elles ont provoquées parmi les Arabes, il était hors de question que je me rende à Gaza. Le 2 février, les Brigades des martyrs d'Al-Aqsa avaient affirmé : « Tout Norvégien, Danois ou Français présents sur notre terre est une cible. »
C’est donc au Proche-Orient, dans ces conditions quelque peu particulières, que j’ai reçu les informations au sujet de la publication en France des caricatures de Mahomet. Sans aucun doute, ce décentrement m’a amené à une perception de la réalité sensiblement différente de celle qui a semblé prévaloir en Occident. Dès mon retour en France j’ai écrit un article intitulé « Le choc des caricatures ». J’en reproduis ici quelques extraits :
« Si l’on s’en tient à juger les événements déclenchés par ces dessins, d’abord publiés au Danemark, à travers le prisme de l’idéologie laïque occidentale, on risque fort de ne voir dans ces publications qu’un exercice légitime de la liberté d’expression. On devient alors incapable de comprendre la lecture que les musulmans font de ces mêmes événements. En démocratie, la liberté d’expression est un droit imprescriptible, mais elle n’est pas un droit absolu. Elle trouve ses limites dans le respect d’autrui. Elle n’est légitime que si elle est conjuguée avec l’intelligence et la responsabilité, deux vertus qui se trouvent également au fondement de la démocratie. La rhétorique sur la liberté de diffamation qui prétend justifier la publication de ces dessins présente aux musulmans une caricature de la démocratie occidentale. Dès lors, toutes celles et tous ceux qui, au sein du monde musulman, s’efforcent de faire prévaloir les valeurs et les principes de la laïcité démocratique se trouvent placés dans une position intenable.
« Quand on considère le déficit de la liberté d’expression dans de nombreuses sociétés – notamment dans des pays dominés par des régimes qui font référence à l’islam -, on mesure mieux la valeur décisive de cette liberté pour construire une démocratie authentique. Ceux qui ont la chance d’en bénéficier ont la responsabilité de ne pas la déconsidérer par des abus déraisonnables. (…)
« Certes, toute religion doit être soumise à la critique de la raison et, tout particulièrement, sur son rapport à la violence. (…) Ce débat exigeant n’est pas facile, mais l’une des conséquences les plus graves de la publication de ces caricatures, c’est de le rendre plus difficile encore.
« Inconscients de leur arrogance, les occidentaux appellent les musulmans à savoir faire preuve d’humour face à l’insolence de dessins qui se voudraient humoristiques. Mais l’humour est un bien trop précieux pour être galvaudé. Il se renie lui-même lorsqu’il se transforme en dérision et en stigmatisation. Ces dessins, en réalité, ne présentent qu’une caricature de l’humour.
« Point besoin n’était d’être devin pour prévoir que de telles satires ridiculisant le Prophète Mahomet seraient interprétées par les musulmans comme autant d’offenses à leur religion. Pour autant, ces foules de musulmans en colère, instrumentalisées par des groupes ou des régimes politiques, qui profèrent des cris de haine à l’encontre de l’Occident, en allant parfois jusqu’à en appeler au meurtre, donnent assurément une image caricaturale de l’islam.
« Le plus dramatique, c’est que ce choc des caricatures nous a fait faire un pas en avant dans la logique détestable du « choc des civilisations ». Les relations entre le monde occidental et le monde musulman comportent un formidable défi. Pour le relever, il importe d’avoir l’audace de défricher le chemin d’un dialogue sans concession qui nous permette d’inventer un avenir commun en découvrant, au-delà des errements du passé, des références éthiques communes. »
Ces jugements apparaîtront peut-être durs à d’aucuns, trop durs. Je rappelle qu’ils ont été écrits en 2006 et qu’ils concernent les caricatures danoises publiées en France. Nous avons probablement oublié les passions qu’elles ont alors suscitées au sein des communautés musulmanes en France et partout dans le monde. Pour ce qui concerne les dessins de Charlie Hebdo publiés depuis, il faudrait certainement apporter des nuances. Ces dessins sont différents les uns des autres et chacun doit être jugé pour lui-même à travers un large spectre d’appréciations.
Les religions, malheureusement, ignorent la non-violence
Face à la tragédie des 7 et 8 janvier, les responsables religieux ont tenu à condamner ces meurtres en affirmant que les religions ne prêchaient que la tolérance et la paix et qu’elles étaient innocentes de cette tragédie. Mais ce langage religieusement correct risque fort de contenir un déni de la réalité.
L’histoire des hommes est criminelle. Jusqu’à la désespérance. La violence meurtrière semble peser sur l’histoire comme une fatalité. L’exigence universelle de la conscience raisonnable interdit le meurtre : « Tu ne tueras pas ». Cependant, nos sociétés sont dominées par l’idéologie de la violence nécessaire, légitime et honorable qui justifie le meurtre. Dès lors, pour de multiples raisons, l’homme devient le meurtrier de l’autre homme. Et souvent la religion apparaît comme une partie intégrante des tragédies criminelles qui ensanglantent le monde.
Même lorsqu’ils ne tuent pas « au nom de la religion », les hommes tuent maintes fois en invoquant la religion. En de multiples circonstances, la religion permet aux meurtriers de justifier leurs méfaits. Elle leur offre une doctrine de la légitime violence et du meurtre juste. Â de nombreuses reprises, elle commet l‘erreur décisive de laisser croire aux meurtriers que « Dieu est avec eux ».
Il est remarquable que, au-delà de certaines différences d’accentuation, les religions s’en tiennent pour l’essentiel à la même doctrine. Le plus important n’est pas ce que les religions disent de Dieu, mais ce qu’elles disent de l’homme, plus précisément ce qu’elles disent à l’homme et ce qu’elles ne lui disent pas.
Suite à venir....
* Philosophe et écrivain.
Auteur notamment de Désarmer les dieux, Le christianisme et l’islam au regard de l’exigence de non-violence, Le Reliè Poche, 2010.
Lauréat 2013 du Prix international de la fondation indienne Jmanalal Bajaj pour la promotion des valeurs gandhiennes.
www.jean-marie-muller.fr