Acey, le 21 novembre 2021
« EN FAIT, N’ÉTIEZ VOUS QUE SEPT A TIBHIRINE, DANS LA NUIT DU 27 MARS 1996 ? »
Le chef du commando qui commet le rapt des moines de TIBHIRINE dans la nuit du 27 mars 1996, s’écrie fortement à un moment en disant :
« Il y en a bien sept ? »
C’est dans ce brouhaha dramatique que sept frères sont violemment emmenés, probablement par un groupe armé de djihadistes. Leur chef pensait emmener tous les moines du monastère, persuadé qu’ils étaient sept. Ainsi tout cet îlot de résistance non-violente serait annihilé.
C’est ainsi que les frères Amédée et Jean-Pierre ne furent pas emmenés. Pourquoi les mains des ravisseurs ont tickletté à la porte de leur chambre à l’un et l’autre, et ne sont pas allés plus loin afin de les chercher et de les emmener avec les sept autres.
Cette question a dû longtemps tarauder vos êtres chers Amédée et Jean-Pierre… Ça a dû tirailler dans le fond de vos consciences jusqu’au moment de votre mort, la tienne en 2008 Amédée et la tienne Jean-Pierre, aujourd’hui 21 novembre 2021.
Jean-Pierre, nous venons d’apprendre ta mort dans l’enceinte de l’ABBAYE D’ACEY par les frères moines. C’est eux, Benoit, Jean-Marc, Philippe, Bernard, Godefroy et tous les autres… ils avaient été les facilitateurs des liens indéfaisables de l’amitié qui commença de naître entre vous et nous. Comment avait bien pu naître et apparaître cette relation ?
Un peu, beaucoup, comme si l’eucharistie du dimanche devait se continuer par le repas, Godefroy, nouvel abbé, et les autres frères nous avaient invités quelques hôtes de passage et moi, à partager leurs agapes du dimanche dans leur salle à manger.
Nous étions en train de manger et apprécier le repas préparé par le frère Julien et servi par le frère Jean-Marc. Je venais de dire avec estime à Julien : « C’est toi qui a préparé cette choucroute pour nous tous avec les légumes de votre jardin… » Julien en compagnie de Jacques et Marie-Bernard, les autres frères avec qui nous mangions… recevaient avec le sourire ce que je tentais de leur dire… lorsque Godefroy agita une petite clochette… Tout le monde se tut. Il avait quelque chose de très important à nous confier, qui venait de lui être apporté : « Le frère Jean-Pierre Schumacher, un de nos frères de Midelt, vient de mourir… » Une émotion profonde gagna le fond de nos êtres à tous…
Comme dans l’eucharistie, nous prenons conscience en entendant cela que Jean-Pierre semence, fils du meunier de Moselle, tombait en terre beaucoup imprégnée de l’Islam, tel un grain de blé. Jean-Pierre retrouvait ses frères de Tibhirine. Ils n’étaient donc pas rien que sept dans la nuit du 27 mars 1996 à Tibhirine .
Debout dans la salle à manger afin de nous trouver en réception de cette annonce de ta mort Jean-Pierre … on resta ainsi quelques instants… J’ exprimai aux frères de l’abbaye d’Acey ma reconnaissance pour les liens créés avec toi Jean-Pierre et ma découverte grâce à ce que tu nous avais offert lors de nos rencontres avec toi à Midelt et à Oran, lors de la béatification des sept frères et de leurs 12 compagnes et compagnons.
Qu’est-ce que Jean-Pierre, tu nous as donc fait découvrir : que nous sommes les héritiers de la non-violence vécue et offerte par tous ces témoins.
Puis tout le monde s’est rassis à table. Chacun de nous se mit sans doute à écouter les autres raconter comment ils avaient connu les moines de THIBIRINE, et parmi eux Jean-Pierre.
Je racontai un peu à Jacques, Julien et Marie-Bernard et un autre frère, comment cette livraison d’un tel héritage nous était parvenue. Mais très vite d’autres faits surgirent dans l’échange de nos mots et dans la continuation du partage du repas … Je ne tardai pas à trouver un moment, un lieu, un cahier et un crayon et essayer de ramasser comment tout cela nous est parvenu.
A mon retour de BETHLEEM, afin de continuer à nous démunir de nos violences, je partis avec des amis pour l’Algérie et particulièrement pour TIBIRINE. C’était avec Bernard et Nelly, leur fils Luc, leur frère Claude et moi. C’est Jean-Marie LASSAUCE qui nous conduisit de l’évêché d’Alger jusqu’à THIBIRINE. Quel guide que ce jardinier !
Les ravisseurs avaient enlevé vos sept amis moines, mais ils n’avaient pas pu détruire l’héritage de la non-violence que vous nous laissiez.
Au printemps 2014, avec les amis, tout en plantant des pommes de terre dans le jardin irrigué par la source d’en contre haut qui ne tarit jamais, nous apprenions par Jean-Marie LASSAUSSE, qu’Amédée et toi Jean-Pierre, vous aviez dû, au lendemain du rapt de vos sept frères, quitter THIBIRINE pour ALGER.
C’est là qu’Alphonse GEORGER vous accueillit à l’évêché-bibliothèque d’ALGER. Puis vous avez quitté l’ALGERIE pour le MAROC, tout d’abord à FEZ puis à MIDELT.
C’est grâce aux frères Benoit et Jean-Marc de l’abbaye d’Acey que je me mis en route pour le Maroc en 2015.
Ne pouvant garder rien que pour moi ce que je découvrais en t’écoutant Jean-Pierre, nous faire prendre conscience que l’héritage de la non-violence n’est pas l’affaire que de quelques-uns mais qu’il est offert à tout le monde. Afin de recevoir cet héritage nous avons organisé en direction du lieu où tu habitais avec quelques autres moines, un voyage dans lequel nous sommes toujours en train d’opérer des déplacements.
En effet il est nécessaire de souvent se remettre en cause, si l’on est déterminé ã continuer de naître à la non-violence.
Partant pour la capitale de la Pomme au Maroc, MIDELT, nous avions expédié les outils nécessaires à la réalisation du jus de pomme dans ce monastère où Jean-Pierre et quatre autres moines vous viviez à travailler et prier ensemble, essayant de réaliser comme une résurgence de TIBHIRINE en Algérie à MIDELT au Maroc.
Quel accueil vous nous avez fait, Jean-Pierre, toi survivant de TIBHIRINE, rescapé… moine… membre de la communauté désormais appelée monastère de NOTRE DAME DE L’ATLAS.
Nous sentions dès notre arrivée que toi Jean-Pierre avec tes frères Antoine, Luiz, Nuno et Jean-Pierre Flachaire le prieur, vous vouliez humblement être comme un trait d’union entre l’Algérie et le Maroc.
Oh les moments que nous avons vécus avec vous tous, dans le parfum des repas et du thé à la menthe préparés par BAHRA et OMAR, les moments où c’était avec toi Jean-Pierre que nous vivions particulièrement le partage, étaient rudement attendus.
Très vite tu nous avais fait prendre conscience que quand on se reconnaît reliés à Jésus-Christ et à la condition humaine toute entière, une sève originale nous est communiquée. Nous touchons un héritage, celui-là de la non-violence.
Beaucoup de transformations de nos comportements et de nos êtres trouvèrent et prirent leur origine dans les partages réalisés avec toi et nous tous, Jean-Pierre. On ne revint pas comme nous étions partis ! Nous osions davantage aborder et entreprendre de nous défaire et démunir de nos violences.
« Comment dois-je me comporter en face de celui qui m’a fait beaucoup de mal ? Est-ce que je suis appelé à aller jusqu’au pardon ? Ne dois-je pas entrer en résistance lorsque les structures étatiques des pays dans lesquels je suis, deviennent emprisonnantes. Comment résister et nous démunir de ce dont le pays auquel j’appartiens, menace de mort nos compatriotes et les peuples de toute la Terre ?
L’héritage de THIBIRINE auquel Jean-Pierre nous avait fait accéder durant ce séjour du 9 au 16 septembre à Midelt était lourd à porter dans l’avion de retour. Nos prises de conscience ne nous permettaient pas de nous en délester en faisant croire qu’on le partagerait. C’est en continuant à le vivre que l’on pouvait donner goût à d’autres d’entreprendre de recevoir cet héritage.
Cela nous aida à accueillir et recevoir le témoignage de Fadila Semaï dans son livre interpelant « L’ami parti devant »
D’appels en appels il nous fallait aller recevoir les paroles actées de tous « ces témoins partis devant » C’est ce que vivait Jean-Pierre. C’est ce que nous devrons vivre. Fadila et Rachel m’aidèrent profondément à avancer dans cette direction, ainsi que beaucoup d’autres personnes jusqu’à ceux-là dont on ne s’attendait pas que c’étaient eux qui pouvaient nous aider à changer et nous convertir.
C’est beaucoup grâce à Zohra et Kheidi et leurs cousins d’Oran, que nous avons pu, le frère Jean-Marc abbé d’Acey et moi, participer à la BEATIFICATION le 8 décembre 2018 dans l’église SANTA CRUZ d’ORAN. Ces deux femmes musulmanes avaient dit : « On fera tout pour que vous soyez dans l’église à ce moment-là »
J’étais heureux durant la béatification des moines de THIBIRINE et de leurs 12 compagnes et compagnons, des 114 imams qui eux aussi donnaient leur vie pour ceux qu’ils aimaient pendant les années noires … Au cours de la célébration et reconnaissance de ces événements ensemençant la Terre de paix, quel bonheur de me trouver à vos côtés Jean-Pierre et Nuno, à ta droite Jean-Pierre, comme la parole de la bible l’exprime « à la droite du Père »
Au retour de MIDELT et d’ORAN (la béatification des 19 témoins) nous avions continué de nous écrire avec Jean-Pierre grâce à la médiation de :
Rosaline et Rosine
François et Alphonse
Jeannot et Alain
Rachel et ses parents Jacques et Elisabeth
Roberte et Patrice
Luc et Marc
Maguy et Bernard
Frère Benoit et Antoinette.
Nous avions continué à tendre la voile de nos embarcations en direction des personnes déshéritées, parce que, ne se sachant pas héritières de ce trésor de la non-violence.
Et c’est un peu, beaucoup, que Rachel fut dotée par toi Jean-Pierre, de ce souffle de TIBHIRINE lorsqu’elle entreprit son voyage en août 2018. Nous en aurons des échos intenses et profonds dans son livre qui va paraitre bientôt.
Le pape FRANCOIS et toi Jean-Pierre, vous étiez humblement rayonnants lorsque vous vous êtes déplacés l’un et l’autre pour vous embrasser, lors de sa venue au Maroc le 31 mars 2019. Lui et toi vous nous portiez dans vos cœurs. Nous vous sentions « investis par le don de l’Esprit, dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion, et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences ».
Mardi ton corps reposera dans le petit cimetière de Midelt, au pied du jardin de Notre Dame de l’Atlas, que surent si bien entretenir Bernard et Marc.
Amédée et toi vous étiez bien à TIBHIRINE. Nous savons maintenant pourquoi en 1996 vous n’avez pas été pris cette nuit-là.
Vraiment quand nous irons nous recueillir sur ta tombe à Midelt Jean-Pierre, nous penserons à Amédée dans sa tombe à Aiguebelle, aux sept autres de vos frères à THIBIRINE et nous croirons, et nous croyons déjà aux résurgences les uns des autres, qui sont suscitées sous le souffle de l’Esprit. Déjà vous nous aidez à nous remettre debout et à lutter de manière non-violente pour que place soit faite à ceux qui sont arrachés de chez eux. Travaillons afin que plus aucune guerre ne conduise l’Humanité à l’abîme.
Frère Jean-Pierre,
Voici qu’il t’est donné, dans l’acte de ta mort, de rejoindre tes frères de Tibhirine.
Et comme le disait Christian de Chergé dans votre testament,
tu vas pouvoir plonger tes yeux dans ceux de Dieu notre Père et regarder les enfants de l’Islam comme il les regarde.
Depuis là où tu es, envoie de temps en temps quelques messages et signes, afin que dans les affrontements entre les peuples dans lesquels nous sommes plongés, nous apprenions à nous envisager les uns les autres, avec la même clairvoyance qui vous habite, frères de Tibhirine.