Article paru dans le Pèlerin le 13 décembre 2012
Sur le bord du chemin, l’homme qui marche avec un bonnet rouge et un bâton a relevé la tête. Il laisse du mou à la corde et l’âne en profite pour glaner quelques touffes d’herbe. « Et où allez-vous donc ? » demande celui qui a baissé la vitre de sa voiture. « À Bethléem ? Avec un âne ! » Passé l’instant de surprise, jaillit un grand éclat de rire. On échange quelques mots enjoués, rendez-vous est pris pour une prochaine étape, quelques kilomètres plus loin. Tandis que l’automobile s’éloigne dans un nuage de poussière, l’homme et l’âne reprennent leur pas commun.
Depuis son village natal de Dampierre (Jura), LucienConverset est parti avec Isidore, son âne, le 25 mars, jour de l’Annonciation, deux jours avant ses 75 ans et le début de sa retraite. Des amis l’ont accompagné tout au long de cette première journée de marche dans ce coin de Franche-Comté où il a officié, comme prêtre, pendant un demi-siècle. Quelques mois et 4 000 km plus tard, après l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, la Serbie… Lucien se trouve en Macédoine. Il descend vers la Grèce où il espère trouver un bateau pour Israël.L’âne et l’homme avancent d’un même pas. Plissant une fossette profonde qui se dissimule derrière des bacchantes blanches, l’homme, au solide accent franc-comtois, est sec comme un vieil arbre. Le visage encadré par des rouflaquettes, il ouvre de grands yeux bleus. Ce voyage, il en rêve depuis plus de trente ans. L’idée a germé lors de sa rencontre avec les ânes. « Je suis fils de paysans, j’ai toujours été tenté de vivre en sédentaire. Enfant, j’aimais ramasser les pommes de terre et planter des arbres avec mon père. Plus tard, j’ai retapé des fermes avec les gamins. Avec eux, je faisais des cabanes. Je leur disais toujours : faites en sorte que vos cabanes restent ouvertes, qu’elles ne soient pas des forteresses ! » C’est pour ces jeunes désœuvrés de Dole, que Lucien emmenait en camp, qu’on lui a offert deux ânes. Pour Lucien, l’âne, c’est la liberté. Il y en eut cinq autres. Isidore, dont le sabot claque à présent sur un chemin de Macédoine, est l’un d’eux.
La paix impose une démarche intérieure
Au rythme de son âne, Lucien trouve un équilibre. « Je relis les psaumes, dit-il, feuilletant sa vieille Bible de Jérusalem, de 1955, dans une housse en cuir brun, tannée. Je découvre comment l’homme est un oiseau aussi bien qu’un arbre. C’est un nomade, un étranger, un olivier, un cèdre du Liban. Et Dieu est pareil : c’est le rocher, l’abri, mais aussi celui qui délivre l’oiseau du filet de l’oiseleur… » L’homme est en quête de cette libération. Sur un bout de papier, il a fait traduire dans plusieurs langues son message : « Nous marchons pour la paix dans le monde. » L’âne acquiesce, crachant son souffle chaud dans le froid qui mord les doigts. L’animal reflète la sagesse et la douceur que cherche le prêtre. Là-bas, en Israël, il faudra passer ce mur qui symbolise ceux contre lesquels Lucien s’est battu toute sa vie. Après la guerre d’Algérie, à laquelle il a eu la douleur de prendre part, il s’est engagé sans fard en politique pour militer au sein du Mouvement pour une alternative non violente (Man) contre l’armement nucléaire. Détaché des responsabilités paroissiales, il s’est engagé auprès de jeunes, de personnes incarcérées, d’alcooliques. Pour lui, c’est dans l’intimité du cœur que tout se joue : « Pour que la paix se fasse, il faut une démarche intérieure : il nous faut nous ressaisir, désarmer nos propres violences. En marchant, j’essaie de transformer mon regard. Le regard du Christ, lui, est libérant. »Sur la table de l’auberge qui accueille Lucien, à 50 km de Skopje, capitale de la Macédoine, traine un exemplaire de Bect (« Nouvelle »), le journal local qui parle du prêtre et de son âne. Depuis son départ, il a donné nombre d’interviews. Lucien raconte… gloire passagère. Sur la route, on le klaxonne, on s’arrête pour lui offrir des carottes ou une adresse. C’est ainsi qu’il a trouvé, à Regensburg (Allemagne), la maison de Georg Ratzinger, le frère du pape. En mains propres, il lui a remis une lettre « pour Benoît », dit-il, tout heureux de pouvoir encourager Benoît XVI, à qui il rend grâce « d’avoir été le premier à dénoncer l’armement nucléaire… chose que nos évêques n’ont toujours pas fait ! »
Un récit plein de couleur et de gestes
Chaque jour, le prêtre et l’âne parcourent une quinzaine de kilomètres. Avant la tombée de la nuit, ils se mettent en quête d’un toit ou d’un jardin où planter la tente. Lucien est accueilli parfois comme quelqu’un de la famille. Ainsi, chez Mario et Anita, des chrétiens d’un petit village macédonien près de la frontière. « Tout tenait dans une seule pièce. La mère dormait avec ses filles sur un canapé, le père avec son fils. Et moi. » Dans ce salon délabré, tout le village défile pour écouter le récit du prêtre, traduit par Manuella, qui doit avoir 13 ans. Lulu précise : « Je suis à la recherche de faiseurs de paix. Mon but n’est pas de témoigner, je n’ai rien à apporter à ces gens. Au contraire, ce sont eux qui me marquent. » Dans les familles qui l’hébergent, Lucien est heurté par la violence de la crise et de la pauvreté : « La sécheresse qui a touché la région a mis beaucoup de paysans dans des situations dramatiques. » Dans les Balkans, il y a aussi cet orgueil national blessé que l’on exacerbe : « En Serbie, on m’a dit : “Vous, les Français, en 1999, vous nous bombardiez avec les Américains !” »Mais l’accueil le plus froid surgit parfois là où on ne l’attend pas. « Les seules fois où on m’a demandé mes papiers, c’était à la douane… et dans les paroisses catholiques ! » En Allemagne, un curé lui a refusé de concélébrer la messe : Lucien avait égaré sa carte d’identité, et le prêtre n’a rien voulu savoir.Mais, généralement, on le reçoit chaleureusement. Zorica, professeure de français de 45 ans, se démène depuis dix jours : « Il n’y a plus d’herbe, l’âne n’avance plus, dit-elle. On a trouvé un endroit pour qu’Isidore passe l’hiver. Ils repartiront au printemps. » Elle parle de Lucien - « Loulou » - et de sa formidable aventure. Elle aimerait qu’il reste. Mais, ne pas s’attarder est la règle du voyage. C’est avec la mémoire de ces rencontres que Lucien prie. Le soir ou au cours des nuits d’insomnie, il compte les étoiles qu’il nomme des prénoms notés sur ses carnets. Le matin, il devance l’aurore, stylo à la main. « Écrire, avec l’angelus, est ma prière. C’est pour moi le moyen de mieux entendre ce que Dieu me dit à travers ces personnes. Et d’essayer de lui répondre. » Car le voyage de Lucien est aussi son récit - en partie publié sur le blog que tiennent pour lui deux amis jurassiens, Élisabeth et Jacques (luluencampvolant.over-blog.com). Un récit vivant, méditation continue où les événements du voyage se lient à des versets de psaumes. Conte merveilleux où les ânes parlent aux oiseaux et aux roseaux.
Adrien Bail
Ce voyage, Lucien en rêvait depuis trente ans. Au cours d’une halte, il rencontre ici une petite fille et sa famille, à Etno-Selo, près de Kumanovo, dans le nord de la Macédoine.