D’ALGER à OUED FODDA, le 8 mars 2014
VOS NOMS SONT GRAVES SUR LES PAUMES DE MES MAINS (ISAIE 49 )
Les panneaux routiers nous indiquent que nous approchons de CHLEF, l’ancienne ORLEANSVILLE. Comme je comprends qu’au moment de l’indépendance en 1962, le peuple algérien ait voulu effacer les noms des villes et villages qu’avait imposés l’administration colonisatrice.
En effet, durant la guerre d’Algérie, la petite ville que nous dénommions (LAMARTINE), ne s’appelle plus ainsi. Elle a retrouvé son nom originel : (KARIMIA).
Je suis peiné et heureux en même temps de chercher et trouver, grâce au jeu des cartes Michelin, l’ancienne et la nouvelle, ces noms chargés du poids de notre histoire et ceux, nouvellement porteurs de nos aspirations et de nos espérances. Ne sont-ils pas désormais des signes du respect d’une civilisation et de la recherche de la véritable libération et identité d’un peuple ?
Au moment où nous quittons la station service de TIBERKANINE , où nous avons fait halte afin de remplir le réservoir de la voiture, Monsieur Sid ALI le chauffeur du taxi nous dit : « Pendant que nous buvions le café, je me suis fait expliquer par des gens de la région avec qui j’ai causé, quel chemin il nous faut prendre pour parvenir au barrage de l’OUED-FODDA, là où vous espérez retrouver vos amis de 1960. Il nous faut bien traverser la petite ville de KARIMIA, elle n’est plus guère loin … Tenez … Est-ce que ce ne serait pas ces habitations que nous voyons ?
Je réponds : « Oui, Oui. Voilà l’endroit où nous avions cantonnés en août 1960 … là sous ces eucalyptus … là le long de cette rivière OUED-FODDA, qui descend du barrage appelé aussi barrage du STEEG … Oh, comme cette eau coule encore !
Quelle émotion se met à travailler mon être profond !
C’est là en effet que j’avais beaucoup « miséré », c’est sous ces eucalyptus que j’avais mûri la manière et la façon qu’il me faudrait employer pour affronter mon capitaine et oser lui dire ma réprobation à propos de ce qui s’était passé dans l’opération d’où nous revenions.
J’avais écrit alors sur un carnet ce que nous vivions d’éprouvant, ce dont nous parlions avec les copains, nos réactions et aussi ce que je pensais et essayais de faire. J’ai conservé tous ces carnets, gardiens et révélateurs de ce que nous découvrions. Quelle lutte nous avions entreprise, afin de ne pas nous laisser « déglinguer » et démolir. Combien de fois chacun de nous s’était retrouvé à certains moments isolé et seul. Et cela, malgré les belles amitiés vécues et réalisées entre copains, au sein du groupe d’amis que nous formions dans la compagnie. Souvent, tout seul, en face de ma conscience.
Pourquoi qu’à deux, trois ou quatre, nous ne nous étions pas dit : « Avec ce qui vient de se passer, il nous faut en conscience rendre nos armes et nos bagages … ?
Pourquoi ne sommes nous pas allés jusque là ? Pourquoi n’avons-nous pas pu le faire ?
Nous traversons KARIMIA et nous ne tardons pas à emprunter une route escarpée que je reconnais bien. Etablie dans les années de la construction du barrage en 1932, au flanc d’une montagne stable, cette route est toujours la même. C’est celle-là que nous empruntions avec nos G.M.C. en 1960 pour partir et revenir d’opérations dans le djebel. Elle est toujours aussi bien entretenue. Accessibilité au barrage hydro électrique oblige.
Un panneau : « Barrage de l’OUED-FODDA » apparait puis peu de temps après, encore un avec la même indication. Nous sommes vraiment sur la bonne route. Nous n’allons pas tarder de parvenir en cet endroit où rien ne semble avoir bougé d’un centimètre. Mais peut-être que des choses ont bougé mais qu’elles ne le paraissent pas dans l’immédiat. Ce seront probablement mes amis dont la situation aura bougé. De toute façon, je devrai garder, ancré en moi, l’attitude de Madame Germaine TILLION, qui, lorsqu’elle réalisait en 1937 ses travaux d’ethnologue dans les AURES, disait à propos des CHAOUIAS qu’elle rencontrait : « Je veille à ne pas leur faire dire ce que je voudrais bien qu’ils me disent, mais qu’il disent, ce que réellement ils ont à dire et veulent me dire » Mais peut-être que je ne retrouverai pas mes amis, parce que leur place aura changé.
Ça y est, la guérite du gardien du barrage est en vue, sur le même petit promontoire où elle se trouvait en 1960. Je n’ai pas à préparer ce que je vais dire, ça vient tout seul. Je grimpe les marches d’escaliers qui me mettent en présence d’un homme en armes … Au moment où je lui explique en présence de mes trois amis Claude, Nelly et Bernard et du chauffeur de taxi Sid ALI : «Bonjour Monsieur, j’étais soldat de l’armée française ici en 1960. J’étais devenu ami avec Monsieur Mohammed H. , je sais qu’il est mort en 1984 … »
Je m’apprête à lui demander s’il peut m’aider à rencontrer le fils de Monsieur Mohammed H. qui travaille au barrage : Abdelkader, lorsque les hommes qui viennent de s’adjoindre au gardien me répondent et me font comprendre qu’il n’y a plus ici au village du barrage de gens qui portent le nom de famille H. et me disent « Il faut redescendre à KARIMIA pour trouver quelqu’un qui s’appelle du nom de H. … » Tout cela me décontenance … ça me surprend qu’avec la grande famille que Monsieur H. a fondé, il n’y ait plus personne de leur famille qui réside ici. En fait, je suis en train de faire une erreur d’investigation dans ma recherche … Il n’y a peut-être plus personne qui porte le nom de famille de H. mais il y a probablement issus de la famille H. qui portent un autre nom. En effet, les filles de Monsieur H se sont mariées, elles ont mis au monde des enfants. Cela serait bien surprenant qu’il n’y ait pas quelques uns des petits-enfants de Monsieur Mohamed H qui habitent ici …
Justement, je suis en train d’expliquer pour la 4ème ou 5ème fois à des jeunes qui viennent de s’adjoindre aux hommes qui entourent le gardien , que j’ai été soldat ici il y a 54 ans … que j’avais lié amitié avec un homme père d’une grande famille qui habitait là et dont le nom est Monsieur H. … quand, voilà qu’un jeune d’une vingtaine d’années se met à sourire en entendant ce que je balbutie …
Il nous regarde, il a compris et il nous dit « Venez avec moi, on va descendre au bas du village … »
Et je me mets à dire les prénoms des enfants de Monsieur Mohamed H. , Abdelkader, Fatima, Yasmina … Parvenus très vite au bas du village, le sourire du jeune homme s’épanouit davantage encore sur son visage puis sur le mien, le nôtre, quand je redis les prénoms de Fatima, Yasmina. En effet, ce jeune homme me dit « Voilà le mari de Fatima ! » C’est monsieur B. je comprends qu’il n’y a plus de gens qui portent le nom de Monsieur Mohamed H. mais il y a des gens de sa famille qui habitent là : ce sont les familles de ses filles, et ses filles elles-mêmes.
Je demande alors : « Et Fatima, est-ce que je pourrais la saluer ?» Le jeune homme me répond « Justement, la voilà qui arrive.»
Quelle joie et quel bonheur de nous saluer avec Fatima, Yasmina, Alia, avec leurs maris, leurs enfants et petits-enfants.
En un court laps de temps, beaucoup de gens de la famille de Monsieur Mohamed H. se sont rassemblés autour de nous. Une merveilleuse fête de retrouvailles se réalise il y a plus de cinquante ans que nous ne nous étions pas revus. Et nous nous nous souvenions de nos prénoms ! Cela n’avait pas bougé. Je repensais à la parole du prophète Isaïe, (49) : « pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre. Cieux, criez de joie ! Terre, jubile ! Moi, je ne t’oublierai jamais. Je t’ai gravé sur les paumes de mes mains, je t’ai caché dans l’ombre de ma main. « Isaïe (49) 2, 6, 13, 16.
Il y avait quelque chose dans nos regards et sur les traits de nos visages, qui n’avait pas changé, qui était resté et qui nous habitait.
Oh, le bonheur de nous retrouver !
Quels moments de fraternité étaient suscités entre-nous.
C’est alors que je leur redis « Votre Papa m’avait dit, ici tu es loin de ton Père, je suis comme ton Père, tu es comme mon Fils »
Cinquante ans après qu’elles aient été dites, ce sont ces paroles fondatrices qui nous font nous rencontrer et nous regarder en frères et sœurs, avec vous Fatima, Yasmina, Alia, vos maris, vos enfants et petits-enfants.
Je sentais comment Claude, Nelly et Bernard, mes compagnons de voyage, étaient associés à cette fraternité. Ils avaient tant fait pour que nos retrouvailles aboutissent.
Nous expérimentions que ces paroles étaient vraies, une fois encore « Le Verbe se faisait chair »
Cinquante ans après qu’elles soient sorties de la bouche de leur Père et qu’elles aient été ramassées par eux les enfants et par moi, ces paroles qui fondaient notre relation d’amitié et de fraternité, n’avaient pas bougé d’un iota.
Ni les années, ni les distances, ni la guerre que nous avions faite, subie, traversée, n’avaient donné un seul coup de ciseau à ce qui nous reliait.
Pendant près d’une heure, nous sommes là à nous exprimer notre émotion et notre joie les uns aux autres.
Nous nous prenons à témoins les uns en présence des autres et nous reconnaissons ce qui nous relie les uns avec les autres aussi intensément depuis tant d’années, et qui ressurgit en plein midi de ce jour.
C’est alors que, demandant des nouvelles de leur plus jeune frère Abdelkader, ses trois sœurs me répondent : « Abdelkader est mort ! C’était durant ces années qu’on ne veut plus revoir … Les années noires de 1990 à 2000. C’est durant cette décennie terrible qu’a été déchirée la vie des moines de TIBHIRINE, celle de Pierre CLAVERIE et son chauffeur Mohammed et de combien d’autres, 150 000, 200 000 qui sont morts. Les noms de tous ces gens ne sont-ils pas écrits dans les paumes des mains de quelqu’un comme l’est le nom d’Abdelkader. Je veux y adjoindre le nom de Jean-Marie BUISSET, l’ami des Ardennes tué le 29 mai 1959, celui de l’homme de l’Oued EL ARDJEM tué dans l’embuscade que nous avions montée et le nom de l’enfant que j’avais enterré … Sa mère ne l’ayant peut-être jamais retrouvé.
La famille de mes amis, comme beaucoup d’autres familles, avait été déchiquetée en raison de questions de pouvoir, d’argent et de violence.
En 1960, l’attitude, l’accueil et les paroles de leur Papa et grand-père m’avaient ouvert les yeux et le cœur et fait entrer en objection de conscience.
Nous avions essayé de faire obstacle à la guerre.
Dans les années 1990-2000, ils avaient maintenu leur lutte afin de pouvoir vivre.
Qu’est ce que j’aurais voulu connaitre ce qui s’était passé, mais ça ne se demande pas comme ça, il faut de longs partages afin de pouvoir commencer à y parvenir.
Peut-être qu’un jour ils me partageront ce qui leur a ôté leur frère Abdelkader.
Et voilà que nous sommes interpellés à la table préparée, pendant que nous causions.
Ainsi les filles et les petites-filles de Monsieur Mohamed H. ont préparé pour Nelly, Bernard, Claude et moi un repas chaud, du lapin, des légumes et du couscous : » Asseyez-vous … Vous allez manger ! « La fraternité qui nous relie se célèbre et se fête par le repas de l’hospitalité »
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