Ça aurait pu être moi, qui ait eu à tirer
sur l’homme qui vient de tomber.
Témoignage de Lucien lors des journées "histoires et mémoires de la guerre d'Algérie" à Besançon. 1ère partie
Ce que je vais essayer de partager avec vous, c’est une prise de conscience, une avancée en objection de conscience, que j’ai commencée de réaliser au cours de l’opération CIGALLE (du 24 juillet 1960 au 24 septembre 1960), dans l’Ouarsenis. Nous étions sous le commandement du Général CREPIN remplaçant le Général CHALLES. J’étais dans le 3eme RPIMA (régiment parachutiste d’infanterie de marine) à la compagnie d’Appui (C. A.),de la 58 – 2A. Nous venions de quitter Sidi-Ferruch , notre base arrière (B.A.), afin de parvenir au Grand barrage de l’Oued Fodda. C’est là qu’était notre Base Opérationnelle Avancée (B.O.A.). C’est pas très loin de là, que mon ami Jean Marie BUISSET, (originaire de Beaulieu, le grand douaire dans les Ardennes) avait été tué, il y avait un an, durant l ‘opération COURROIE sous la direction de général CHALLES, le 29 Mai 1959 dans le secteur de BOGHARI.
Nous sommes partis ce soir là, monter une embuscade à flanc de l’Oued El Ardjem.
J’ai été désigné avec une dizaine de camarades, ça fait la petite moitié de la section. L’autre moitié est désignée pour une autre embuscade.
Je vais vous raconter comment ça s’est passé, comment un homme a été tué, au cours de l’embuscade. Ce qu’il est advenu de lui, et de nous. C’est en faisant cette analyse , que je continue de prendre conscience, que je n’aurais pas dû partir tendre cette embuscade, donc je n’aurais pas dû faire la guerre, donc pas dû partir en Algérie, ni non plus donc, partir soldat…
Ce dont je veux essayer de témoigner, ce que je voudrais essayer de montrer, c’est que même si ce n’est pas moi qui ai tiré sur l’homme qui vient de tomber dans l’embuscade, je fais partie du groupe, de la section par laquelle, cet homme a été tué. Je suis français, je suis parti soldat, j’ai malheureusement fait la guerre d’Algérie.
De cela, peut on s’en remettre ? Que veut dire s’en remettre ? Comment retrouver un chemin d’humanité ?
Ce qui travaille le fond de ma conscience, c’est que j’ai été soldat en Algérie. J’ai été à la guerre d’Algérie. J’ai fait la guerre d’Algérie. J’ai malheureusement fait la guerre d’Algérie. J’ai honte de moi. J’ai honte de mon peuple. Pourquoi n’ai je pas déserté ? Pourquoi l’Eglise, dont je suis, ne m’a pas aidé, et permis de déserter, de me sauver ?
Question du passage de notre responsabilité personnelle, à notre responsabilité collective et réciproquement.
Tout cela me fait dire, que certains faits de guerre et probablement beaucoup de faits de guerre sont commis par nous. Même si ils ont été effectués par quelques uns, par quelqu’un, par moi : des fois on me dit, et encore il n’y a pas longtemps : « je n’ai jamais eu à tirer… à tuer… quand j’ai fait mon service en Algérie ». Ce qui me travaille surtout, c’est quand on me pose la question et qu’en même temps, on me fait la réponse : « tu ne t’es jamais trouvé à avoir à tuer ? »
Nous avions appris à tendre une embuscade, quand nous finissions nos classes, en France durant mes stages pré AFN à Mont de Marsan et Bayonne. Je ne voyais pas les conséquences de ce que j’apprenais. Je ne percevais pas tout ce dans quoi ça m’engageait. Je vais mettre beaucoup de temps, pour avancer, approfondir en conscience ce que je vis.
Pourquoi est ce que je n’ai pas dit : « Je ne vais pas tendre l’embuscade ». je ne savais pas dans quoi j’allais me trouver engagé.
J’aurais dû ne pas y aller ! Mais à cette époque, je ne voulais pas me désolidariser de mes copains, être privilégié et passer à coté de ce qui était dangereux, risqué dans ce sens là. Je ne voyais pas encore, qu’être solidaire de l’humanité, c’est refuser d’aller et de se trouver dans des situations où nous ne pourrons presque plus « choisir d’être homme ».
Nous sommes dix à monter l’embuscade.
L’embuscade commence vers 21 heures.
Le premier et le dixième montent la garde pendant une heure et demi. C’est ce qui est convenu. Chacun de nous se fiant à sa montre, qu’il a mis à l’heure précise de ses camarades. Les huit autres dorment ou essayent de dormir. Au bout de l’heure et demi écoulée, le dixième réveille le neuvième, et le premier réveille le deuxième. C’est le neuvième et le deuxième qui montent la garde, le doigt sur la gâchette de l’arme qu’ils tiennent. Souvent, c’est une M. A. T. Le premier et le dixième s’endorment… Et ainsi de suite…
Cette nuit là, j’avais pris mon tour de garde pendant une heure et demi aussi, et il ne s’était rien passé pendant ce temps là. Aucun homme n’était tombé dans la nasse que nous venions de tendre. Des renseignements souvent obtenus par la torture, nous avaient indiqué, le passage probable de membres de l’A.L.N. par ce sentier sur lequel, nous tendions l’embuscade.
Nous avions aussi cet ordre odieux : « vous ne devrez tirer que si c’est un homme qui survient dans la nuit ». Parfois, c’était des sangliers qui rôdaient dans les parages. Déjà quand il fait nuit, et silencieux, tu as peur. Tu luttes pour vaincre ta peur, espérant que rien ne viendra (au moins pendant que tu montes la garde à ton tour) rompre, et le silence et la nuit. Mais quand ça fait du bruit, tu as une peur monstre. Et tu dois évaluer dans cette nuit noire, si le bruit que tu entends est celui d’un sanglier ou celui d’un homme. Et si c’est le bruit d’un sanglier, il t’est interdit de tirer, afin de ne pas alerter et signaler notre présence aux fellaghas, postés dans les environs. Et si, terrassé de peur, le gars qui monte la garde, tire sur un sanglier et le tue, l’accablement qui va lui tomber dessus, et la honte qui va s’en suivre, nous empêchera de nous apaiser, que ce ne soit pas un homme, qui soit tombé sous nos balles.
Tu as peur pour toi, pour ta peau. Tu as peur pour les copains. Tu penses peut être plus aux copains qu’à toi, car tu as mission de protéger tes copains. C’est ce qui te motive.
Et si tu as évalué, que le bruit qui rompt le silence de la nuit, est fait par un homme, tu es prêt à tirer, tu dois tirer, pour sauver la vie de tes copains et la tienne.
Tu ne te poses pas, à ce moment là, la question, de ne pas tuer l’homme qui tombe dans l’embuscade, que tu tends avec tes camarades.
C’est en amont qu’il aurait fallu, que je me pose question. C’est après que je me la suis vraiment posée, la question… et je vais mettre du temps, et je crois bien que je n’ai pas fini ni terminé…
Voilà comment je me suis posé la question.
Je viens de monter la garde pendant une heure et demi, à ce bout ci du sentier, et l’autre copain, à l’autre bout de la tenue de l’embuscade. Il ne s’est rien passé durant mon temps de faction. J’ai appelé et réveillé le copain, qui me remplace à monter la garde… Je me rendors. Et voilà qu’une demi heure après, alors que je suis en plein sommeil, une rafale de M.A.T. déchire le silence de la nuit, dans laquelle je m’étais rendormi. Un râle continue à déchiqueter l’enveloppe de cette nuit. C’est celui de l’homme qui vient de tomber dans notre embuscade.
Le drame est bien sûr qu’un homme soit mort, tombé criblé de balles. Mais dans la situation où nous sommes, je ne peux pas dire cela. Car ce que nous venons d’accomplir est une sorte de réussite, aux yeux de notre commandement. Alors qu’en fait, le drame est double… Je ne vais pas tarder à le comprendre. Il est même triple. Il va très vite devenir multiple.