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8 janvier 2015 4 08 /01 /janvier /2015 11:00

Ça aurait pu être moi, qui ait eu à tirer

sur l’homme qui vient de tomber.

 

3ème partie du témoignage de Lucien lors des journées "histoires et mémoires de la guerre d'Algérie" à Besançon. 

 

Je sens bien que si ce n’est pas moi qui ai tiré sur l’homme de l’Oued El Ardjemm, ça aurait pu être moi. 

Je suis donc impliqué dans la mort de cet homme.

 

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Mais sont impliqués aussi tous ceux et celles qui nous ont embarqués, poussés, obligés à faire cette guerre, comme ils nous poussent et nous obligent, jusqu’à en violer notre conscience à nous impliquer dans la guerre actuelle du Moyen Orient et d’Afrique, et dans la fabrication et la vente des armes et dans la préparation d’une guerre nucléaire.

 

Quand on se trouve comme moi, comme la poignée de mes camarades, impliqués à tendre une embuscade, dans le but de tuer des hommes, le champ laissé à nos consciences, pour rester des hommes est très limité et réduit. Des fois il disparaît totalement.

 

D’autant plus que surgissent dans un régiment comme celui dans lequel, je me trouve incorporé, des lois, non écrites : « les morts fellaghas où supposés tels, sont laissés sur le terrain ». J’avais fait des opérations avant celle ci dans la région d’El Milia, qui m’avaient prouvé, que les cadavres des hommes tués, pourrissaient sur le terrain et étaient mangés par les chacals.

 

Sans nous en apercevoir, nous avons fait là, un recul terrible en humanité. Nous avons basculé notre humanité en arrière. Nous nous sommes poussés à reculons, les uns les autres, pour nous reporter avant le moment de la préhistoire, où les humains ont commencé de donner des signes qu’ils devenaient des hommes, en enterrant leurs morts.

 

Nous sommes assis sur nos sacs à dos, autour du cadavre de l’homme de l’Oued El Ardjem, qui commence à se décomposer dans la chaleur torride de juillet.

 

Durant toute la matinée de ce dimanche, je lutte au plus profond de ma conscience, pour oser demander, au commandement de ma section et de ma compagnie, l’autorisation d’enterrer le corps de cet homme de l’oued El Ardjem. C’est long et difficile, d’oser se lever, et ressurgir de là, où la violence et la peur, nous ont fait tomber et nous maintiennent enfermés. C’est dur et difficile de chercher à aller à contre courant du mouvement ambiant qui consiste à laisser pourrir les corps des hommes que nous avons tués.

 

Ce qui m’apparaîtra être la grâce de Jésus, m’est donnée comme humble force, pour me lever, et oser affronter ceux à qui on a fait croire qu’ils avaient autorité et droit, d’enfouir plus bas que terre, notre humanité et la leur. J’appellerai cela « une humble audace ». Je me lève.

 

Cette humble audace m’est donnée par la médiation de quelques femmes, que je prie, d’être là, près de moi, avec moi, bien qu’elles soient très loin dans le temps ou l’espace. Qui donc est là, tout proche de moi ?

 

-         SUZANNE, ma maman…Il me revient dans mon cœur de fils, soldat, toutes tes luttes, Maman, et tes paroles de résistance et de résilience, lorsque ta vie partait là, où tombe notre humanité… A cette heure, en ce dimanche matin, tu es à la messe à Dampierre avec notre papa, mes sœurs et mon petit frère. C’est toi et notre papa, qui m’avez mis sur le chemin du respect de tout homme, et appris à ne laisser tomber personne, dans la mort et le mépris…

-         ANTIGONE, jeune fille qui s’est opposées aux décrets de son oncle Créon, détenteur du pouvoir. Il lui interdisait de recouvrir avec de la terre, le corps de son frère Polynice, tué dans une guerre fratricide. Antigone est tenace, pour donner à son frère une sépulture. Elle nous dit : « je ne suis pas venue sur terre, je ne suis pas née pour haïr mais pour aimer ».

-         MARIE, la mère de Jésus, serrant son fils, qui vient d’être décloué de la croix, transpercé. Elle le tient serré tout contre son corps, ce corps d’où il était sorti. Pieta, sous le regard d’une escouade de soldats : « je vous salue Marie, bénie avec toutes les femmes de la terre », vous apprêtant à déposer, le corps de votre fils, dans le ventre de la terre.

-         MADELEINE qui au lever du jour au matin de Pâques, vient embaumer le corps de Jésus : « Dis-nous Marie Madeleine, qu’as tu vu en chemin ? »

 

Ce sont les femmes qui, pour que ressurgisse notre humanité, savent chercher et trouver les gestes, afin d’enterrer les morts sans les enfouir, de sorte qu’ils puissent repousser… Comme quand quelqu’un plante un petit arbre.

 

Oh qu’elles sont merveilleuses tes mains maman, qui ont été les premières, à m’élever en humanité, quand je suis sorti de toi.

 

En vous saluant Marie, maman de jésus, et vous Marie Madeleine, Antigone, Suzanne, ma maman, je contemple vos mains, leur délicatesse, l’humble audace avec laquelle vous savez approcher nos corps d’hommes, accomplir les gestes dans lesquels, vont pouvoir être sertis, les mots libérateurs qui vont faire surgir, notre parole d’homme. Une fois encore, c’est par vous femmes, que « le Verbe va se faire chair ». (Jean 1 14).

 

Me voilà donc rendu fort, par la présence de ces femmes. Je peux oser affronter ceux à qui l’État à donné droit de vie et de mort sur nous tous.

 

Je m’adresse au sous lieutenant de ma section :

-         « je ne peux pas laisser pourrir cet homme sur le terrain. Est ce que vous me donnez l’autorisation de l’enterrer ? »

-         Ricanement du sous lieutenant qui me renvoie au lieutenant, qui fait fonction de capitaine de la compagnie. Je vais demander à ce lieutenant. Lorsque l’aumônier était venu célébrer la messe quelques temps au paravent, au régiment, j’avais remarqué que le lieutenant était à la messe. Je lui dis les mêmes paroles. Par contre, lui me signifie que je peux enterrer l’homme.

 

Au camarade qui m’est le plus proche, je demande : « veux tu m’aider à creuser la terre pour enterrer cet homme ? »

Et nous nous mettons à l’œuvre, en utilisant la petite pelle U.S. que nous avions avec nous.

Bien que le sol soit très rocailleux, nous arrivons à creuser un trou, dans la terre du flanc de l’Oued El Ardjem. L’homme va enfin pouvoir reposer, dans le ventre de la terre, notre mère. Tout cela s’accomplit, dans un silence de… Vie.

 

Il n’y a que le bruit de la pelle, avec laquelle, nous creusons la rocaille. Pas le moindre soupçon d’un mot de reproche, mais au contraire, un regard, tout pétri de fraternité solidaire, de la part de nos camarades, qui vont pour un temps, cesser d’être, « des compagnons d’armes ». Nous avons trouvé de la force, les uns grâce aux autres, pour nous désarmer, pour nous démunir de nos puissances violentes. Nous ne parlons pas.

Ce sont nos regards mutuels que nous entendons parler, particulièrement, le regard d’A., harki obligé de s’engager, en tant qu’ « interprète » dans notre compagnie, il y a un an et demi, et qui dans la nuit de Noël 1959 en Kabylie, à Ou Maden, m’avait dit : « Lulu, Allah ne me veut pas dans son paradis, car j’en ai tué 17 de ma race, dont 4 cousins ».

 

En creusant ce trou dans le ventre de la terre, afin de lui confier, l’homme que nous venions de tuer, même le lieutenant qui lui non plus, ne bouge pas et ne dit rien, accompli ce geste de sépulture avec nous.

Car il s’est dessaisi du pouvoir et de l’ordre odieux de ne pas enterrer les morts, quand il a accepté que nous enterrions l’homme dans le flanc de l’Oued El Ardjem.

 

Nous redevenons des hommes, lui et nous.

Nous remettons humblement notre humanité à sa place, dans l’évolution du monde.

Pauvre petite espérance en notre humanité ! Que tu es belle !

 

Mais c’était sans compter, avec les autorités supérieures du poste de commandement (P.C.). En effet, nous étant assis à nouveau sur nos sacs à dos, il y a à peine une heure que l’homme repose dans la terre, que nous entendons le radio du P.C. émettre sur les ondes qui arrivent sur notre chanel :

 

-         « Ici P.C. m’entendez vous ?

-         oui, ici Bleu, nous vous recevons.

-     Votre prise de cette nuit nous intéresse beaucoup. Un hélicoptère part sur votre position, dans quelques instants, préparez le cadavre ! »

Le sous lieutenant qui avait ricané, me regarde et me dit :

-         « Converset, tu sais ce qu’il te reste à faire ».

 

Oh comme se fut douloureux, pour trois de mes camarades et pour moi de déterrer l’homme de l’Oued El Ardjem, de l’extraire et le désincarcérer, de le sortir du ventre de la terre, de l’endroit où nous l’avions fait reposer.

Je sentais que de ces mains de Mère, la Terre luttait de toutes ses forces vives, pour le retenir. Je l’entendais qui nous disait : « Terre des hommes… Je suis la Mère des hommes ».

Nous menions avec elle, un combat inhumain.

A nouveau, nous cessions d’être des hommes.

 

Avec mes trois camarades, nous portons l’homme jusqu’à l’hélicoptère et nous le hissons dans la carlingue.

 

J’entends encore le bruit des pâles de l’hélicoptère, volant l’Homme à la Terre, en le lui dérobant.

Je ne saurai jamais, ce qu’il est advenu du corps de l’homme de l’Oued El Ardjem, sur ordre du poste de commandement.

 

Je crains, qu’il ait été balancé dans la mer, une fois que l’on aura estimé avoir fait sortir, de lui, tout ce que on aura pu en tirer.

 

Hélas, j’apprendrai des années après, que ce que m’avaient dit mes camarades de section, de compagnie et de régiment, à la base arrière de Sidi Ferruch, et que je trouvais horrible, était bien vrai.

 

Grâce au livre de Marie-Monique ROBIN « Les escadrons de la mort », j’apprendrai que dans les années 1961-1962, au moment de l’O.A.S., à peine avant les accords d’Evian, les méthodes de « la Guerre », écrites par le colonel Roger TRINQUIER, sont exportées à l’école de guerre des États Unis.

Ces méthodes ont été affinées, particulièrement, dans le 3ème RPIMA, pendant la Bataille d’Alger, et durant l’exécution du plan CHALLES. Méthodes, qui pour faire disparaître, les corps des hommes et des femmes, prisonniers, blessés, torturés, achevés, vont être jetés à la mer. Ça donnera, dans l’Argentine du président Videla, que les corps de certaines Mères de mai, les corps des religieuses franc comtoises, Alice DOMON très probablement, et Léonie DUQUET très certainement, et combien dont nous ne savons pas les noms, seront jetés à la mer, plus loin que l’embouchure du Rio de la Plata, après le 8 décembre 1977.

 

Afin que la mer Méditerranée

Mare Nostrum

Soit Mater Nostra

Et non pas Cimetière Marin

Pour que nos vies ne soient pas méprisées

Ni non plus nos corps jetés à la mer

Pour que ne soit pas démolie ni non plus cassée

Notre Humanité

Pour qu’elle ne soit pas « délenda est »

Je demande, nous demandons

Que notre pays la France

Arrête de fabriquer et

Vendre des armes,

Des rafales et autres engins de mort,

Et tout particulièrement,

Les armements nucléaires.

Nous le demandons de manière unilatérale.

Et que l’argent englouti dans cette œuvre de mort,

Soit reversé aux parents qui n’ont pas les moyens

De faire vivre leurs enfants.

 

 Si je ne résiste pas, devant tous ces faits odieux, si je ne dis rien, je suis complice.

Je suis consentant. Je pactise avec la puissance destructrice et criminelle qui est nôtre. De cela je veux me démunir, de cela, nous nous défaisons, et avec Jean FERRAT nous chantons :

 

 

 

 

Nous ne voulons plus de guerres,

Nous ne voulons plus de sang.

Halte aux armes nucléaires,

Halte à la course au néant.

Devant tous les peuples frères,

Qui s’en porteront garants,

Déclarons la Paix sur Terre

UNILATÉRALEMENT.

 

Lucien CONVERSET

27 ET 28 NOVEMBRE 2014

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commentaires

S
Merci Lulu pour ton témoignage poignant...<br /> Des décisions de tes supérieurs militaires... ou des agissements des sauvages pour Charlie Hebdo ... qui est le plus inhumain ? à chacun de voir et de se faire une opinion !<br /> Bonne année de lutte pour la paix, à toutes et tous !<br /> Serge
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S
Etrange symétrie ou coïncidence, l'actualité d'hier et d'aujourd'hui, un veilleur et éveilleur de consciences, coûte que coûte. Merci Lulu, merci Koz,alias Erwan Le Morhedec, blogueur et avocat,<br /> chrétien<br /> <br /> Erwan Le Morhedec http://www.koztoujours.fr/etre-ou-ne-pas-etre
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Présentation

  • : Lulu en camp volant
  • Lulu en camp volant
  • : Lucien Converset, dit Lulu est prêtre. A 75 ans, il est parti le 25 mars 2012 avec son âne Isidore en direction de Bethléem, où il est arrivé le 17 juin 2013. Il a marché pour la paix et le désarmement nucléaire unilatéral de la France. De retour en France, il poursuit ce combat. Merci à lui ! Pour vous abonner à ce blog, RDV plus bas dans cette colonne. Pour contacter l'administrateur du blog, cliquez sur contact ci-dessous.
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