Mercredi 16 mai
De mémoire d’âne. Ça ressemble à ce que ma mère m’a raconté de ce qui s’est passé à Bethléem.
Il fait très frais pour la saison. Peut-être en raison des saints de glace ! Dans la très grande forêt que nous sommes en train de traverser entre Weissbingen et Leipheim, personne ne se promène en ce moment. Profitant que nous ne sommes que les deux c’est alors que l’âne Isidore me dit encore :
« C’était beau ce que nous avons vécu hier. Après la très bonne nuit dans l’étable d’Helmut et de Eva, j’ai entendu qu’ils t’avaient invité à déjeuner dans leur maison lorsque tu accrochas la cordelette de mon licol à la grande corde coulissante pour que je mange l’herbe du fossé adjacent à la ferme.
A la mine rayonnante que tu avais quand je t’ai vu revenir de chez eux, vous avez dû causer de choses importantes pour l’avenir de la planète, pour nous les ânes, comme pour vous les humains.
Et durant le trajet de Lugwigsfeld à Ulm c’était beau tous les gens qui à pied, à bicyclette ou même en voiture, s’arrêtaient pour nous dire : « On vous a vus dans le journal ! Continuez ce que vous faites, d’aller à Bethléem pour que ça suscite partout où vous passez un mouvement, une démarche, un déplacement pour que la paix se réalise partout à la surface de la terre… »
J’étais en train de manger l’herbe que les tondeuses des cantonniers avaient laissée sur un talus quand une dame arrêta sa voiture pour nous saluer. J’ai entendu avec mes grandes oreilles ce qu’elle t’a dit : « Merci Lulu et Isidore ! » J’en croyais pas mes oreilles qu’elle nous appelle ainsi, alors qu’elle ne nous avait jamais vus, sinon dans le journal du matin, et qu’elle croise notre chemin, s’arrête parce qu’elle nous a reconnus.
Je pense que c’est à cause de ce que nous demandons que ça l’a fait s’arrêter. Elle t’a dit qu’elle était pasteure protestante, qu’elle croyait à ce qu’on faisait. Et toi, tu lui as dit : « Je suis prêtre catholique… Ich bin einen catholisch Priester. Ich sage dir : Du bist mein Schwester… Tu es ma sœur…» Ce langage de fraternité était merveilleux. La dame t’embrassa et me fit une caresse sur la tête. Je me réjouissais de ce que je te permette de faire ce chemin d’humanité. Parce que c’est vrai, que si je n’étais pas là, visible avec tout ce que je porte sur mon dos, tous ces gens ne se seraient pas arrêtés. Tu te rends compte ce qui ressort d’un tel parcours. Je trouve qu’avec les gens, quand nous disons pourquoi nous allons à Bethléem, nous nous regardons autrement les uns les autres.
Mais alors la traversée de la ville d’Ulm, c’était un peu difficile, pour moi sur les pavés. Certains ça va. Mais ils en ont mis des nouveaux. C’était très glissant avec les pointes de tungstène que Damien Rollet a mis sur les fers pour qu’ils s’usent moins vite. Ma démarche devait ressembler à celle des dames et jeunes filles qui mettent des hauts talons quand elles vont danser…
Je n’étais pas fier du tout d’apprendre qu’ici à Ulm, Napoléon avait entraîné ses armées, des gens de chez nous, la France, pour détruire et piller ces gens d’Allemagne qui nous accueillent aujourd’hui comme ils nous accueillent.
Malheureux aussi de voir tout ce qui a été détruit , et qu’il n’était resté, après les bombardements américains de 1945, que la cathédrale et un petit bout du quartier du centre ville : le Götisches Münster.
Puis il y a eu la balade dans les beaux jardins publics qui longent le Danube ! Super ! Surprenante et rigolote l’arrivée de ces deux hommes avec leur caméra. Quand ils ont dit qu’ils étaient de la T.V. j’ai tout de suite pensé à l’équipe de FR3 de la gare d’eau à Besançon avec Catherine Schulbaum et Florence Petit si chères à Bruno Guipponi, Gilberte Chopard et à toi… et à nous de la tribu des ânes qui sont venus nous filmer à notre départ de Salins…
J’aurais bien voulu continuer de manger l’herbe que les collègues allemands des Espaces Verts comme Fabrice Justin et tous ses amis de la Ferme du Creux Vincent, Patrick Mercet et Daniel Leguidec à la ferme de Cramans et aux ateliers d’Arbois, avaient laissé au milieu des massifs exprès. Mais il a fallu se prêter à la demande de ces gens de la T.R :
« Passez par là !
Revenez par ici !
Passez plutôt par là ! »
Mais j’ai bien compris que tu nous faisais nous prêter à ce jeu pour que soit traduit et transmis le message de paix que je t’avais entendu exprimer au journal : « SÜDWEST ». Tu as raison de leur dire et redire ce que tu as appris par Jean-Marie Muller et que beaucoup ne savent pas : que c’est notre pape Benoît XVI qui, nous appelant à faire la paix pour protéger notre planète, le berceau de notre humanité, demande instamment d’arrêter l’armement nucléaire. Sais-tu si les évêques allemands sont humblement plus audacieux que les évêques français pour s’engager à stopper tous les armements, à le commencer de manière unilatérale…
Ensuite j’ai trouvé que nous avons bien marché à longer le Danube comme nous avons fait pour sortir d’Ulm et parvenir à Thalfingen. En grimpant la côte de ce village je te sentais presque sûr de trouver un coin pour nous héberger dans l’immense stabulation pour chevaux. Je ne comprends pas encore très bien l’allemand mais quand j’ai entendu prononcer ces paroles par un homme, puis par une femme : « Nichts Platz ! », je t’ai vu peiné, en souci, vu le temps qu’il faisait. Ça menaçait beaucoup de pleuvoir une pluie froide.
Et nous nous sommes mis à continuer à travers champs à chercher une ferme en direction d’Oberelchingen. Le long du chemin je t’entendais bougonner et maugréer. Tu n’étais pas content, et tu le manifestais tout fort. Je remarque bien que ce n’est pas toujours le Magnificat, ou le Je vous salue Marie de l’Angelus, qui sortent de ta bouche sur les chemins que nous parcourons ensemble depuis bientôt deux mois. Je n’ai pas de grandes oreilles pour rien.
Quand on arriva dans les hauteurs du village d’Oberelchingen, devant toutes ces maisons fermées telles des blockhaus, avec personne dehors à qui demander notre chemin, je t’entendais crier tout fort : « Mais où allons-nous ? Vous n’allez pas continuer à emmener l’Allemagne et l’Europe dans de tels enfermements ? ! »
Et à nouveau dans ce village, quand tu as frappé à la porte d’une ferme et que tu as renouvelé ta demande, et que nous avons entendu toi et moi la même chose qu’une heure avant : « Nichts platz », je voyais bien que tu pensais : « Et si ça se trouve ils passent en ce moment la petite séquence sur nous à la télé ! »
Mais alors comme tout a changé sur ton visage quand tu frappas à la porte d’une grange chez le petit paysan qui est au centre du village : une toute petite ferme, sur presque rien de surface. Un mouchoir de poche. Et c’est là que tu as entendu ce que tu es venu me redire, au coin de la rue où tu m’avais attaché, tu venais d’entendre : « Oui ! Il y a ce petit box pour votre âne, et cette paille pour vous coucher ! »
Voilà que tout changeait. Ça se lisait sur ton visage ! La perspective de passer une bonne nuit à l’abri nous transformait.
Après avoir déchargé les sacs du bât de dessus mon dos, tu m’emmenais garnir mon estomac de l’herbe des fossés. Je trouve cette herbe délicieuse. Tu as remarqué : il y a des herbes comme les pois de 100 heures (ou senteur !), le lotier, le sainfoin, les bzettes, les chardons, avec lesquelles je me régale. On ne les trouve pas dans les prés.
Qu’est-ce que nous étions bien une fois dans l’étable ! Il y faisait bon au milieu des
vaches, des veaux, des poules. On entendait même le piaillement d’une multitude d’hirondelles apportant encore la becquée à leurs petits dans les nids accrochés au plafond de l’étable.
Je t’ai entendu raconter à ces gens que tu étais enfant de paysans. Ils t’ont dit que leurs vaches, une trentaine de laitières qu’ils nourrissent d’ensilage, étaient de race simenthal. J’ai beaucoup apprécié quand la dame a mis pour moi dans un seau une pelle de farine d’orge. Ça faisait un moment que je n’en avais pas mangé.
Mais alors une chose que j’ai remarquée : ce sont des petits paysans qui travaillent sur une petite surface. Il n’y avait que ces 2 petits bouts de place de libres dans leur étable : le petit box où j’ai passé la nuit, et le petit endroit où tu as mis ton sac de couchage sur la paille et ce sont ces deux seules places qui restaient libres et ils nous les ont offertes.
Ça me rappelait ce que ma mère m’a raconté de mémoire d’âne, ce qui s’est passé à Bethléem, là où nous nous dirigeons, quand Jésus le prince de la Paix est né. C’est pas les gens qui avaient beaucoup de place qui ont donné une part à ceux qui n’avaient rien. Mais c’est ceux qui n’avaient presque rien qui ont su donné le peu qu’ils avaient : les bergers.
Cette nuit déjà nous avions l’impression d’arriver à Bethléem comme j’en ai entendu parler dans la tribu des ânes. J’ai envie de dire que Bethléem se trouvait dans le village d’Oberelchingen, chez Rudi et Monika et leurs cinq enfants. »
Je ramassais sur mon cahier les brides de l’essentiel de ce que me racontait Isidore. J’allais mettre mon cahier dans la poche latérale de mon sac à dos afin de bien garder ces trésors d’Isidore, alors il voulut me dire encore : « Peut-être que l’Humanité toute neuve ça pourrait être que les gens qui ont presque tout se mettent à faire comme ceux qui n’ont presque rien ! »
Je dis alors à l’âne « Paroles d’or Isidore ! » Comme tout le monde serait heureux ! C’est pour ça qu’il nous faut continuer d’aller chercher l’Esprit de Bethléem car « Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme ». Ces mots sont ceux qui sous tendent tout le livre d’Antoine de Saint-Exupéry : Terre des hommes.