Jean-Marie Muller nous a envoyé la réponse qu'il a adressé à Mgr Marc Stenger. (Voir le texte publié sur ce blog le 8 septembre ICI). Lulu, toujours chez ses amis, Nicole et Bracha a pu prendre connaissance de ce courrier. En total accord avec ce texte, Lulu nous demande de le publier.
“Ne pas oublier notre responsabilité”
Mon Cher Marc,
J’ai lu et relu avec la plus grande attention le texte de ta déclaration du 6 août dernier à l’occasion de l’anniversaire de la destruction de Hiroshima et Nagasaki... Pour poursuivre notre dialogue, permets-moi de venir te dire en toute amitié comment je lis ce texte...
Tu soulignes que cet anniversaire nous renvoie à “notre responsabilité par rapport à une politique de désarmement nucléaire” et je souscris bien sûr pleinement à ton affirmation... Je précise simplement que, pour ma part, je comprends qu’il s’agit de la responsabilité de chacun de nous... Mais tu en seras certainement d’accord...
Tu soulignes également que “les puissances nucléaires” – donc chaque puissance nucléaire dont la France... – “sont confrontées à la question de savoir si précisément la possession d’armes nucléaires et la menace stratégique ne signifient pas une violation du droit de la guerre”.... Et poser cette question, c’est déjà y répondre... Et par l’affirmative... A l’évidence, l’arme nucléaire viole les deux principes fondamentaux du droit de la guerre : la “limitation” et la “proportion” de la riposte... Au demeurant, tu ajoutes : “Leur utilisation met en danger l’ensemble de la création”.
Tu ne demandes pas si l’emploi des armes nucléaires signifie une violation du droit de la guerre, tu demandes très justement si la “possession” et “la menace” des armes nucléaires signifient une violation du droit de la guerre... J’ose en conclure que la dissuasion nucléaire – qui n’est certes pas l’emploi des armes nucléaires, mais qui est l’emploi de la menace de ces armes et donc la menace de leur emploi - signifie elle-même une violation du droit de la guerre... Et cela concerne tout d’abord la dissuasion nucléaire française qui est de notre responsabilité de citoyens français...
Tu soulignes encore justement que toute utilisation de l’arme nucléaire provoquerait une catastrophe humaine irréparable...
J’ai remarqué que tu as voulu mettre en avant la responsabilité de “la communauté internationale” : “Un monde sans arme nucléaire, écris-tu, peut exister si la communauté internationale le veut vraiment.” Mais je doute fort qu’il existe réellement “une” communauté internationale dotée d’une volonté politique... Je crains qu’il ne s’agisse que d’un concept largement abstrait...
A aucun moment, tu n’envisages explicitement la responsabilité propre à la France comme l’une des “puissances nucléaires” et tu prends soin de ne pas préconiser le désarmement nucléaire unilatéral de la France...
Mais tu prends également soin de ne pas tomber dans la facilité de demander explicitement un désarmement ”multilatéral”...
Tu évites encore d’évoquer telle ou telle réduction des armes nucléaires qui ne changerait rien au maintien de la dissuasion...
Est-ce que je me trompe si je pense que, ce faisant, tu as voulu laisser ouverte la porte du désarmement unilatéral ?
C’est pourquoi j’ai la faiblesse de considérer que ta déclaration vient susciter un débat qui prépare le terrain pour un désarmement unilatéral...
A te lire, en effet, le lecteur français responsable ne peut pas ne pas comprendre que sa “responsabilité par rapport à une politique de désarmement nucléaire” est d’abord et avant tout “sa responsabilité par rapport au désarmement nucléaire français”...
Désarmement bien ordonné commence par soi-même...
Tu connais la maxime qui est d’une grande sagesse : “Penser globalement, agir localement”. Dans ta déclaration, tu as voulu faire une analyse globale. Celle-ci est nécessaire et utile. Il nous reste à agir localement en tenant compte de l’analyse globale de la situation internationale.
C’est l’une des exigences de la “règle d’or” de commencer à faire nous-mêmes ce que nous voudrions que les autres fassent...
Le citoyen français n’a de réel pouvoir de décision que sur la politique de la France....
Quel pouvoir, en effet, a-t-il sur la politique des autres Etats dotés de l’arme nucléaire ?
Tu connais ma position : je suis bien sûr “pour” l’existence d’un monde sans arme nucléaire, “pour” le désarmement mondial”, "pour” le désarmement multilatéral”...
Mais je suis bien obligé, en analysant les politiques affichées par les Etats dotés de l’arme nucléaire, de penser que ce désarmement mondial est impossible dans un avenir prévisible...
Qui peut raisonnablement penser que les dirigeants des empires américains, russes et chinois – pour ne parler que d’eux - accepteront de renoncer à l’arme nucléaire dont ils affirment haut et fort qu’elle est le fondement de leur doctrine de sécurité ? Et ils ont déjà programmé et financé à “grand coût”/à ”grands coups” de milliards la modernisation et le renforcement de leur arsenal nucléaire pour les années à venir...
Seules, en définitive, les sociétés civiles nationales peuvent susciter des opinions publiques nationales capables de créer un rapport de force qui puisse exercer un réel pouvoir de contrainte sur les dirigeants des États dotés. Mais il faut convenir qu’un tel processus n’est guère envisageable dans les pays dotés dont la démocratie est plus qu’incertaine et ils sont nombreux. De ce fait même, la sociétés civile d’un pays “démocratique” comme la France a une responsabilité redoublée.
Dès lors, comment, nous citoyens français, ferons-nous pour ne pas “oublier notre responsabilité par rapport à une politique de désarmement nucléaire” pendant tout le temps où le désarmement mondial ne sera pas possible ?
Faudra-t-il que, pendant tout ce temps, nous continuions à nous accommoder de la préméditation d’un “crime contre l’humanité et la civilisation” (Assemblée générale de l’ONU), d’un “crime contre Dieu et l’homme lui-même” (Concile Vatican II) qui constitue le reniement de toutes les valeurs humaines qui fondent la civilisation ?
Et qu’en serait-il alors de l’enseignement du Sermon prononcé jadis sur une montagne de Galilée ?
Ce n’est pas possible de continuer de collaborer tout simplement parce que ce n’est pas pensable...
D’autant plus que, pendant ce temps, les dangers liés à la double prolifération - verticale et horizontale – ne feront qu’augmenter...
Quand tout est dit, il n’existe pas la moindre raison qui pourrait justifier que nous gardions une arme qui n’est pas une arme légitime de défense mais une arme criminelle de puissance, de destruction, de dévastation et d’anéantissement...
Non seulement l’arme nucléaire ne nous protège d’aucune des menaces qui pèsent sur notre société, mais elle constitue elle-même une menace.
Il serait vain de vouloir rechercher une “alternative” à la dissuasion nucléaire... Il n’existe pas d’”alternative” à un crime contre l’humanité...
De même, sortir du nucléaire militaire ne nécessite aucune “transition”...
Le propre de l’exigence éthique est d’être unilatérale... Je ne saurais attendre que les autres se décident à renoncer à préparer un crime pour décider d’y renoncer moi-même...
Je ne peux pas “oublier ma responsabilité” pendant tout le temps où les autres continueront à l’oublier...
J’en viens donc à conclure que la seule interprétation de ton texte qui sauvegarde sa cohérence éthique et politique est de le lire comme une invitation pressante faite aux citoyens français que nous sommes à renoncer unilatéralement à la dissuasion française...
Sans aucun doute, une pareille décision n’affaiblirait pas notre pays sur la scène internationale, mais lui confèrerait un immense prestige...
Tout particulièrement, je veux espérer que ton intervention ouvre la voie à une réflexion de l’ensemble des évêques français pour qu’ils prennent une telle position lors de l’une de leurs prochaines Assemblées plénières...
Est-il possible d’espérer que les évêques de France fassent une adaptation française de la déclaration faire par le cardinal Keith P O’Brien, président de la Conférence épiscopale écossaise : “Il n’est pas courageux de la part de la Grande-Bretagne d’avoir ces armes de destruction massive. Il est honteux de les détenir. Si notre gouvernement souhaitait être réellement courageux, il abandonnerait unilatéralement sa dissuasion nucléaire, donnant témoignage et élan, pour d’autres nations, à faire de même.” (16.04.2006). Ce qui donne toute sa force à la déclaration du cardinal, c’est qu’il la fit devant les portes de la base militaire de Falasne qui abrite les sous-marins Trident...
Certes, cette parole publique serait éminemment politique et d’aucuns ne manqueraient pas de s’en scandaliser... Mais ce serait le scandale de l’Évangile...
Le vrai scandale serait notre consentement silencieux au meurtre nucléaire...
Par ailleurs, cette parole susciterait une grande espérance partout dans le monde...
S’il fallait comprendre ton texte comme l’expression d'un simple souhait du désarmement mondial, alors il ne saurait avoir quelque impact que ce soit sur la réalité des choses...
Attendre de “la communauté internationale” qu’elle décide l’abolition mondiale des armes nucléaires présente l’inconvénient majeur de diluer la responsabilité de tous les citoyens et de tous les Etats dans une impuissance collective...
Cela dure depuis des décennies et cela risque fort de durer encore des décennies...
Les textes du Concile Vatican II que nous citons datent de cinquante ans et, depuis, rien, strictement rien d’important n’a été accompli dans le voie du désarmement nucléaire...
Ne devons-nous pas penser que face à la préparation du meurtre nucléaire qui se fait en notre nom, il faut que notre parole soit : “Non ? non” et que “ce qu’on y ajoute vient du Malin” (Matthieu, 5, 37) ?
J’espère que tu ne m’en voudras pas de t’écrire cette lettre en la communiquant à quelques autres personnes...
Il s’agit en quelque sorte d’une lettre “ouverte”, publique comme ton intervention à laquelle elle voudrait répondre...
J’espère que tu me pardonneras mon insistance et mon intransigeance...
Comme tu le sais, je reste très imprégné de mon long compagnonnage avec Guy Riobé...
J’ai la faiblesse de suivre le mauvais exemple de l’ami dont Jésus loue l’importunité...
Car je veux m’efforcer de ne céder ni à la résignation, ni à la désespérance, ni à la colère...
Cependant, je dois t’avouer que j’ai parfois la tentation d’y succomber...
Je te remercie pour la bienveillance de ton attention..
Bon vent sur les routes de ton diocèse...
En toute amitié
Jean-Marie